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Un charme inconnu et invincible s’emparait donc peu à peu de l’âme du bon docteur, et il devenait, sans s’en douter, la victime d’un mystérieux enchantement.


« Tout en préparant le beurre et la crème, et en pétrissant une galette pour le déjeuner du docteur, Mary chantait quelques fragmens de vieux psaumes. Le bon docteur, qui était absorbé par ses dévotions du matin, se prit à écouter cette voix qu’il entendait de temps en temps, et à rêver des anges et du millenium. La fenêtre de son cabinet était ouverte, et c’est avec la senteur des lilas, et mêlées au bêlement des moutons et à tous les bruits du jour qui s’éveille, que lui arrivaient, douces et solennelles, les notes argentines de ce chant un peu mélancolique, comme celui d’une âme qui aspire au repos. Le docteur était intérieurement charmé de l’entendre chanter, et quand elle s’arrêtait, il levait brusquement les yeux de dessus sa Bible, comme s’il lui manquait quelque chose. Qu’était-ce ? Il n’en savait rien, car il se doutait à peine que cette petite voix fût agréable à entendre ; il ne croyait pas l’avoir écoutée. Cependant il était sous le charme, il se sentait si plein d’aise et de gratitude, qu’il s’écriait avec ferveur : « Le livre s’est ouvert pour moi aux passages les plus agréables, et ma part d’héritage est bonne. »

« Ainsi allait le monde, plein de joie et de satisfaction pour lui, parce que la voix et la présence d’où dépendait cette vie intime qu’il ne se soupçonnait pas étaient invariablement près de lui, et formaient une part si régulière et si certaine de son existence journalière, qu’il n’avait pas même la peine d’exprimer un désir. »


Les progrès de cette innocente et naïve affection ne pouvaient échapper à l’œil pénétrant de mistress Scudder ; mais la matrone n’y voyait aucun sujet d’alarme. Aucun homme ne lui paraissait digne de l’ange qu’elle avait dans sa maison ; le docteur seul ne porterait point atteinte au nimbe de sainteté qui entourait Mary, seul il raffermirait dans les sentiers de la vertu et la conduirait sûrement au bonheur éternel. N’était-il pas le plus grand esprit, le plus noble cœur qu’elle connût ? Comme toutes les mères qui ont fait un mariage d’inclination, elle était fermement résolue à dicter le choix de sa fille. Le docteur était le gendre selon son cœur, et quand elle dérobait aux soins du ménage quelques minutes de rêverie, elle voyait déjà en esprit la maison où elle comptait installer le jeune couple, les rideaux dont elle garnirait leurs fenêtres, et le gigantesque gâteau de Savoie qu’elle ferait pour le repas de noce d’après une recette complètement inédite. Malheureusement pour les projets de l’excellente femme, elle avait compté sans cet être insupportable et malfaisant, la ressource des romanciers et le fléau de toutes les sages résolutions, un cousin. Mary a un cousin, le pire de tous les cousins. Quelle honte que ce James Marvyn pour une famille bien ordonnée et toute confite en dévotion !