Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 24.djvu/17

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

toujours en cherchant à avilir les intentions et à rabaisser les caractères que l’on explique une rupture, quelle qu’en soit la cause.

Il ne me fut donc pas permis de voir miss Love plus de trois fois avant de me déclarer à son père. Dès lors mon honneur était engagé, et je ne pouvais plus rompre que pour des raisons majeures. Or on n’appelle pas raisons majeures les découvertes ou les réflexions que l’on peut faire sur l’incompatibilité des caractères et des goûts. Il est bien vrai que si je n’eusse pas décliné mes intentions, M. Butler n’eût peut-être pas eu l’énergie de me fermer sa porte ; miss Love, ne sachant rien, n’eût pas songé à l’avertir. D’ailleurs ni l’un ni l’autre ne paraissaient se soucier des usages de la province ; mais moi, je ne pouvais pas m’y soustraire, je ne pouvais pas compromettre la femme à laquelle je devais donner mon nom.

« J’agrée votre demande, me répondit M. Butler, mais je ne puis encore vous dire si ma fille l’agréera. Si je lui demande comment elle vous trouve, elle me répondra qu’elle vous connaît trop peu pour vous juger. Revenez donc plusieurs fois encore, je vous le permets, et parlez-lui vous-même, j’y consens. Ne la pressez pas trop de dire oui ou non ; elle réfléchira, je la connais. Tout ce que je peux vous dire dès aujourd’hui, c’est que vous ne lui êtes pas antipathique, car elle ne vous fuit pas et cause volontiers avec vous, tandis qu’à première vue elle s’est prononcée contre d’autres aspirans. »

J’allai chercher miss Love dans le salon, dans le jardin, dans le parc ; elle n’était nulle part, et cependant personne ne l’avait vue sortir. Je la trouvai enfin dans la bibliothèque, lisant avec son frère. Comme c’était ma quatrième visite en huit jours, elle parut très surprise et même un peu inquiète. Elle se leva assez vivement, repoussa les livres et les cahiers qui l’entouraient, et m’offrit de me conduire auprès de son père. En apprenant que je venais de le voir, et que c’était lui qui m’envoyait vers elle, elle devint pâle, et je remarquai qu’elle avait pleuré.

— Je vois à votre air, lui dis-je, que je vous dérange, et que je suis le malvenu. Chassez-moi franchement, je ne reviendrai jamais. Je ne suis pas né importun.

Elle me regarda en face un instant, sans rien dire ; puis, comprenant tout et prenant résolûment son parti, elle fit un signe à Hope, qui se retira, mais non pas sans me jeter un regard froid et méfiant qui me mit la mort dans l’âme. Ce visage d’enfant précoce avait l’énergie de mon âge et la naïveté du sien.

Il n’était plus question de me consulter moi-même. Je venais pour parler à miss Love ; je parlai.