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leur tranquillité que miss Love n’avait été réellement avertie de rien, tandis que M. Butler attendait avec un grand calme qu’elle lui parlât de moi la première.

Personne n’était plus aimable et plus sociable que mon futur beau-père. Rien d’un pédant ; une naïveté exquise avec une véritable intelligence, un adorable caractère, un grand respect des autres, un charme rare dans les relations, les sentimens les plus purs et les plus nobles, tel était M. Butler. On peut dire que jusque-là sa fille, qui lui ressemblait beaucoup par le visage, était un véritable et fidèle reflet de ses inappréciables qualités ; mais M. Butler avait pour défauts l’extension de ses qualités mêmes. Sa longanimité ou son optimisme allait jusqu’à la nonchalance dans les questions positives du bonheur domestique et social. Aucun événement ne l’inquiétait jamais. Il ne voulait ou ne savait rien prévoir. Du moins il ne le voulait pas à temps, et, ne sachant pas suspendre ses chers travaux scientifiques, ou s’abandonnant aux douces contemplations de la nature, il laissait aller la vie autour de lui sans en prendre le gouvernail.

En rapprochant mes observations des informations fournies par mon notaire, je vis dès ce jour-là que M. Butler n’aurait aucune initiative dans les résolutions que sa fille pourrait prendre à mon égard, qu’il jugeait le bonheur en ménage chose simple et facile, qu’il professait une foi absolue dans le jugement et la pénétration de miss Love, enfin qu’il s’en remettrait aveuglément à elle pour le choix d’un époux, et que c’était d’elle-même et d’elle seule que je pouvais espérer de l’obtenir.

Dès lors je me sentis plus tranquille. Cet homme, sans volonté pour tout ce qui n’était pas la science, ne pouvait pas songer à enchaîner ma vie à la sienne, et je n’aurais probablement point à discuter le plus ou moins de liberté que je conserverais en vivant sous son toit. Je ne prévis pas un instant que Love pût avoir un autre sentiment que moi-même, si j’arrivais à me faire aimer d’elle.

C’est à quoi dès lors tendirent tous mes vœux et toutes mes pensées. Je l’aimais, moi, et je puisais dans la sincérité de mes sentimens la confiance de me faire comprendre. Malheureusement les conditions du mariage dans les classes aristocratiques sont détestables en France, surtout en province. Les demoiselles y sont gardées comme des amorces mystérieuses qu’il n’est permis de connaître que lorsqu’il est trop tard pour se raviser. On craint de les compromettre en leur laissant la liberté d’examen. Le commérage bas et méchant, que l’on ne craint pas d’appeler l’opinion (calomniant ainsi l’opinion des honnêtes gens), s’empare avidement des commentaires que peut faire naître un mariage manqué, et c’est