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La clôture de ce parc était plutôt fictive que réelle. En beaucoup d’endroits, ce n’était qu’un petit fossé avec une haie naissante, obstacle facile à franchir, marquant une limite, mais ne gênant guère ni la promenade ni la vue. Je m’étais arrêté à l’ombre d’un gros chêne pour essuyer avec une poignée de fougères les flancs trop émus de mon cheval, lorsque j’entendis un éclat de rire, frais comme la chute d’un ruisseau, et, levant les yeux vers le parc, je vis miss Love assise à quinze pas de moi sur le gazon.

De quoi riait-elle ? Elle était seule, elle ne me voyait pas, elle me tournait le dos. Le chemin, plus bas que le parc, me permettait de l’examiner. Le chêne trapu masquait mon cheval, qui se mit à brouter. Je m’assis sur le rebord du fossé, et je regardai à travers le buisson encore grêle, que ma tête ne dépassait point.

Love Butler avait une robe lilas rosé, très simple, mais d’un goût charmant. Je voyais son buste, un vrai chef-d’œuvre de délicatesse et d’élégance, se dessiner au soleil sur un fond de verdure sombre. Elle avait la tête nue, exposée sans crainte à ce soleil ardent. Son ombrelle blanche était auprès d’elle avec un livre ouvert et un gros bouquet de fleurs sauvages. Elle riait en parlant à un interlocuteur invisible que je devinai au mouvement des branches d’un arbre voisin, et qui bientôt sauta légèrement auprès d’elle. C’était le petit Butler. Il avait été chercher sur le sapin une de ces longues chevelures de mousse vert pâle dont ces arbres se couvrent durant l’hiver comme d’un vêtement contre le froid, et qui, devenues sèches et blanchâtres, tombent peu à peu durant l’été. Je ne sais ce qu’ils voulaient faire de cette plante. Ils parlaient anglais, et j’étais très mortifié de ne comprendre que peu de mots. Eux aussi s’occupaient-ils de botanique ? J’en eus bien peur : une femme savante !… Mais ils se mirent à effilocher cette mousse, tout en babillant comme deux fauvettes, parfois avec cette exubérance d’intonation qui est propre aux oiseaux et aux enfans en qui la vie déborde, et cette occupation, si c’en était une, dégénéra bientôt en jeu. Hope fit de son paquet une sorte de perruque qu’il jeta sur la tête de sa sœur. Celle-ci se leva aussitôt et se mit à marcher avec une mimique de Tisiphone, des hurlemens de louve entrecoupés de bruyans éclats de rire, les bras ouverts, et courant sur son frère, qui se sauva en jouant la frayeur et en riant aussi fort qu’elle.

Quand ils eurent fait ainsi tous deux cinq ou six fois le tour du sapin, ils se laissèrent tomber sur le gazon, et s’y roulèrent en simulant un combat. Si miss Love eût été une coquette raffinée, elle n’eût pas trouvé un meilleur moyen de m’enflammer le sang, car elle était d’une beauté inouie dans cette manifestation innocente de juvénilité. Elle avait des grâces de jeune chat, des souplesses et