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belle étoile; plus d’une fois ils ont trouvé que le vin qu’on leur servait était aigre, et que le bœuf qu’ils mangeaient était dur. Ils ont connu la gêne, et la fatigue, et le péril. Ce sont de véritables bourrus bienfaisans, de rude écorce, de mine rébarbative, ne se faisant point scrupule d’appeler les choses et les hommes par leurs noms; des barbares mal peignés, en un mot, qui n’ont aucune des élégances de la chevalerie de convention, mais qui répondent admirablement à l’idée qu’on peut se former des premiers féodaux. Ils estiment, comme de simples paysans, qu’il est bon de boire quand on a soif et de manger quand on a faim; ils avouent, comme de simples soldats, qu’il est doux de dormir quand on est las, et essuient sans honte du revers de leurs mains la sueur qui découle de leurs fronts. Angélique et Bradamante se détourneraient d’eux probablement, car ils ne sont point faits pour plaire aux dames, s’il faut en juger par le portrait que M. Hugo a tracé d’Eviradnus :

Rôdant, tout hérissé du bois de la montagne.
Velu, fauve, il a l’air d’un loup qui serait bon ;
Il a sept pieds de haut comme Jean de Bourbon ;
Tout entier au devoir qu’en sa pensée il couve,
Il ne se plaint de rien, mais seulement il trouve
Que les hommes sont bas, et que les lits sont courts.

Leurs combats ne sont pas de brillantes passes d’armes et de beaux tournois. Lisez les récits du combat de Roland contre les Infans de Galice, et d’Eviradnus contre Ladislas et Sigismond dans le château des marquis de Lusace. Eviradnus combat ses deux adversaires sur le bord d’une oubliette féodale. Comme le combat a lieu dans des conditions inusitées, il demande aussi des armes inusitées. Les adversaires d’Eviradnus sont traîtres, il sera brutal. Il tue Ladislas en soldat, avec l’épée; mais, pour se défendre contre le redoutable Sigismond, Il a recours au pesant cadavre bardé de fer, et s’en sert comme d’une massue pour assommer son adversaire. Roland combat seul contre les dix infans de Galice et la canaille de leur suite avec sa bonne épée Durandal; mais lorsque son épée est brisée et que cette populace se rue sur lui avec des armes de goujat, Roland ne se fait aucun scrupule de ramasser des pierres et de les chasser devant lui comme des chiens. M. Hugo a fait subir, comme on le voit, une transformation au type traditionnel du chevalier errant; Il a tenté de mettre d’accord la légende avec l’histoire. Eviradnus et Roland sont deux beaux portraits qui ne font pas moins d’honneur à l’intelligence qu’à l’habileté de l’artiste qui les a conçus.

Ratbert, Eviradnus et le Petit Roi de Galice sont les poèmes les plus considérables du recueil, et ceux qui montrent le talent de M. Hugo sous un jour tout nouveau. Ratbert et Eviradnus sont deux