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l’ignorance des enfans de Caïn, chez lesquels la réflexion ne s’est pas encore développée, ont été habilement saisies. Naïfs sauvages, ils contemplent, sans pouvoir les comprendre, les terreurs de leur père, ils essaient de combattre un fait moral par des moyens matériels. Ils étendent des toiles, construisent des tours, élèvent des murs d’airain : moyens impuissans, leur père voit toujours cet œil qui le contemple. Bientôt la fureur naît de l’obsession importune de cet ennemi qu’ils ne peuvent saisir, et alors, unissant l’impiété à la crédulité, la bêtise à la cruauté, ils lancent des flèches contre les étoiles et crèvent les yeux aux passans. Ce fait mémorable, la première apparition de la conscience, a été raconté par M. Hugo en quelques vers avec une sobriété, une force dignes des récits bibliques.

Le défaut habituel à M. Hugo, la transformation rapide des faits moraux en terreurs fantasmagoriques, est beaucoup plus marquée dans la légende de Kanut le Parricide; mais cette fantasmagorie est vraiment saisissante, et laisse l’épouvante dans l’âme. Figurez-vous une scène de Dante au milieu de l’horreur d’une nuit hyperboréenne. Un jour, Kanut surprit son père Swéno endormi, il le tua, puis monta sur le trône. Kanut fut un grand roi, il régna avec justice et fermeté, rendit son peuple puissant, et lorsqu’il mourut, il avait oublié son crime. Peut-être aussi pensait-il que Dieu l’aurait oublié, et que ses grandes actions étaient une expiation suffisante; mais quand les prêtres eurent chanté les dernières prières et que l’évêque d’Aarhus eut prononcé le panégyrique obligé, le soir venu, voilà que le roi mort sort de sa tombe, traverse la ville, et se met en marche pour aller trouver Dieu. Ce pèlerinage funèbre dans la nuit donne le frisson. Si vous voulez savoir ce que c’est qu’un grand poète, lisez ce récit du voyage de Kanut à la recherche de Dieu. Certes la forme n’est point irréprochable, et les bizarreries abondent : l’informe se mourant dans le noir, l’ombre Hydre dont les nuits sont les vertèbres, l’immensité fantôme, etc.; oui, mais le souffle du maître anime ces expressions monstrueuses et donne la vie à ces non-sens. On serait fort embarrassé peut-être de détacher un seul vers, mais l’ensemble compose un tableau qui épouvante. Toute l’horreur des solitudes neigeuses et des ténèbres du Nord est exprimée dans ce tableau. Cependant du fond de ces ténèbres une goutte de sang tombe sur le linceul de Kanut, puis une seconde, et les gouttes se succèdent sans relâche, teignant en rouge son manteau de fantôme. Kanut arrive enfin aux portes du ciel, il regarde son linceul et fuit avec épouvante. Depuis lors, il rôde sous le ciel et n’a pas encore osé paraître devant Dieu. Lisez ce poème : je vous le recommande précisément parce qu’il est loin d’être irréprochable;