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Je ne prête pas l’oreille à leurs discours, et de toutes leurs paroles je n’ai retenu qu’un seul mot, qui m’a porté à réfléchir : c’est le mot effort. Il y a de l’effort, cela est vrai, dans les derniers poèmes de M. Victor Hugo. Jamais mieux qu’après avoir lu la Légende des Siècles je ne me suis rendu compte des élémens qui composent la nature de ce singulier talent. C’est un talent composé d’imagination et de volonté, deux facultés très différentes, et qui d’ordinaire ne se corrigent pas l’une par l’autre. Il en est pourtant ainsi chez M. Hugo; c’est à la volonté qu’il a recours pour combler les lacunes de l’imagination. Expliquer ce phénomène est vraiment fort difficile; deux mots seulement. Chez M. Hugo, les pensées prennent la forme d’images, et restent obscures et vagues tant qu’elles n’ont pas pris cette forme. Or chacun a pu remarquer que, contrairement aux idées, les images ne s’engendrent pas les unes les autres; elles se succèdent, et se succèdent dans un ordre fantasque, capricieux, illogique. Une image surgit du point obscur sur lequel le poète a fixé son regard, et se dresse rayonnante; puis une seconde apparaît, qui n’a qu’un rapport lointain avec la première, puis une troisième, qui cette fois n’a aucun rapport avec les deux autres. Cependant ces trois images si différentes sont toutes trois nées également de la même pensée, ou, pour nous exprimer plus brutalement, de la même obsession cérébrale. Comment s’y prendre pour rapprocher et combler les espaces qui les séparent? M. Hugo fait appel à la volonté : avec une résolution énergique, qui quelquefois se change en entêtement vraiment héroïque, il les tourmente, il les torture, il les lie entre elles par des câbles, des chaînes de fer, qui, dans le langage du métier, s’appellent chevilles et parenthèses, et les entraîne dans des filets épais, qui, toujours dans le même langage, portent le nom de tirades. De là ces efforts pénibles, ces pensées qui se raidissent et se cabrent, ces métaphores violentes et inattendues qui ne sont là que pour combler un vide et permettre à l’auteur d’atteindre l’image lointaine, ces chevilles extraordinaires qui ne craignent pas de dégénérer en tirades. Tous ces moyens artificiels sont dus aux efforts désespérés d’une des volontés les plus indomptables qui se soient jamais rencontrées dans le monde poétique. Schlegel disait admirablement des drames de Ben Jonson que c’étaient de magnifiques édifices qui conservaient encore sur leur façade les échafaudages qui avaient servi à les construire. Nous dirions volontiers des poèmes de M. Hugo qu’ils sont semblables à ces admirables vitraux des cathédrales coupés en tout sens et rejoints les uns aux autres par de lourds filets de plomb. Ce bizarre phénomène d’une ardente imagination protégée par une volonté puissante n’est pas sans précédent; il se rencontre toutes les fois que