geux de l’âme? Eh bien! il a mélangé ces deux styles, et de ce mélange est sorti le style de la Légende des Siècles, plus sobre et moins tourmenté que celui de ses drames, plus familier que celui de sa poésie lyrique. Dans les parties faibles des deux nouveaux volumes, ce mélange est parfois choquant, mais dans les parties excellentes il procure au lecteur un plaisir double en quelque sorte, celui que donne la poésie lyrique et celui que donne la poésie dramatique.
Voilà ce que disent les lecteurs amis. Voyons un peu ce que disent les lecteurs indifférens : il est bon de prendre tous les avis. Les indifférens sont généralement un peu enclins à la malveillance, parce qu’ils se piquent d’impartialité; c’est donc sous toute réserve, et en leur en laissant l’entière responsabilité, que nous reproduisons leurs critiques. Ils accordent volontiers que le grand artiste n’a rien perdu de sa force, et même que cette force s’est accrue avec l’âge; mais, disent-ils, le poète a payé cet accroissement de force par la perte de tout ce qu’il eut jadis de grâce et du peu qu’il eut jamais de finesse. Il est arrivé à ce rare talent ce qui arrive aux arbres athlétiques; l’écorce est devenue trop épaisse, les subtils canaux intérieurs qui laissaient circuler librement la sève se sont desséchés, les rameaux se sont tordus; à la naissance des branches, des nœuds énormes se sont formés, et des rugosités excentriques s’étalent sur le tronc. La force, toujours la force ! L’esprit se fatigue, au bout de peu d’instans, à soulever ces alexandrins robustes chargés d’épithètes pesantes. Chacun de ces vers est semblable à un bloc de pierre, à un quartier de roc énorme. Le poète tente de plus grandes choses que celles qu’il a jamais tentées, et il réussit; mais l’agilité n’est plus la même qu’autrefois, et on entend sur le sol le retentissement sourd du pas vigoureux de l’athlète. M. Hugo est un maître consommé dans l’art des sonorités rhythmiques; eh bien! cette fois, la musique fait presque défaut, car cet excès de force, qui ne pouvait s’exprimer pleinement que par l’alexandrin, a poussé le poète, non moins que le choix de ses sujets, à employer de préférence à toute autre cette forme du vers français, si grandiose, mais si monotone et si aisément fatigante. Le style est bien toujours ce style pittoresque et coloré que nous connaissons; seulement les images ne brillent et ne chatoient plus comme autrefois, elles ont acquis un éclat mat qui absorbe et ne renvoie pas la lumière. La manière du poète, comme on dit en langage de peintre, tourne au noir à certains endroits. Les ombres et la lumière ne sont plus distribuées aussi habilement qu’autrefois; la lumière ne se contente plus de rayonner, elle devient aveuglante, les ombres s’épaississent et tournent facilement aux ténèbres. Voilà ce que disent quelques-uns des indifférens qu’il m’a été donné d’entendre.