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IV.

J’obéis avec empressement ; mais, tout en galopant à travers la clairière, je me sentais bouleversé par cet adverbe dont s’était servi mon hôte : paternellement ! Qu’est-ce à dire ? Est-ce l’habitude d’un homme très bienveillant que je viens d’ailleurs de combler de joie en lui parlant de ses richesses scientifiques ? Est-ce la prévenance naïve d’un père qui a une fille à marier ? Mais celui-ci a l’air de ne manquer ni de fierté ni de finesse : ce pourrait bien être la malice innocente d’un homme qui a flairé le but de ma démarche ; « car c’est bien une démarche que j’ai faite dans une intention arrêtée, me disais-je encore. J’aurais beau vouloir me persuader que je me suis avisé à temps de ce qu’il y a de fâcheux à venir se présenter, ignorant et pauvre, à un père de famille riche et savant ; cela est, j’ai commis cette faute. Miss Love a le sourire très malin. Elle s’en amuse peut-être déjà en elle-même, et me voilà condamné à jouer ici le rôle d’un prétendant ridicule éconduit d’avance. Je me justifierai en ne revenant que l’année prochaine… Mais ce sera long, et c’est tout de suite que j’aurais voulu la détromper ! »

En roulant ces petites amertumes dans ma pensée, pendant que mon cheval roulait comme un tonnerre son galop sonore sur le terrain caverneux de la colline, j’arrivai auprès des deux jeunes gens avec une figure si froide et si hautaine, que je dus paraître tout au plus poli en rendant compte de mon message. J’étais pourtant maître de moi, nullement essoufflé par la course, et satisfait de me montrer du moins aussi bon cavalier que qui que ce soit.

Je vis alors en plein la figure de la jeune Anglaise, car elle avait relevé ses dentelles noires pour me regarder venir, et elle relevait aussi sa petite tête ronde et fine, comme pour se rendre compte d’avance de ce que je venais me permettre de lui dire. Je trouvai son regard aussi froid et aussi sec que le mien. Néanmoins, quand j’eus parlé, elle me remercia avec politesse de la peine que j’avais prise, et me rendit mon salut. Ses beaux yeux noirs étaient adoucis, et le son de sa voix était très harmonieux. Je sentais pourtant ou je croyais sentir que dès l’abord j’avais réussi à lui être antipathique ; mais elle ne riait plus de moi : je n’en demandais pas davantage.

Je retournai vers M. Butler presque aussi vite que j’étais venu. Il s’en allait tout doucement vers le château, perdu dans ses rêveries, car il eut un tressaillement de surprise en me voyant à ses côtés. — Ah ! fit-il en se réveillant, vous voilà déjà ? Pardon et merci ! Vous leur avez parlé ?