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et parfaitement haïssables. Je n’ose donc penser à la figure que ma femme, à moi, ma femme accomplie peut et doit avoir.

— Ne parlons pas de sa figure. On est toujours jolie quand on plaît et quand on est aimable. Mais… tenez-vous à la naissance ?

— À moins que vous n’y teniez…

— Je n’ai pas d’autre manière de voir que la vôtre. Si une famille d’honnêtes gens vous suffit, je saurai m’en contenter. Mais… tenez-vous à la fortune ?

— Je ne tiens qu’à l’aisance. Je n’ai ni le droit d’exiger une femme riche, ni celui d’en choisir une pauvre. Je ne veux pas que mes enfans soient privés de l’éducation que j’ai reçue. Je ne désirerais donc qu’une existence assortie à la mienne, et je n’ai pas l’ambition de souhaiter mieux.

— Pourtant si vous trouviez une belle dot… Une bourgeoise doit être riche pour épouser un gentilhomme. C’est dans l’ordre et c’est l’usage.

— Qui donc avez-vous en vue ?

— Personne ;… mais avez-vous vu miss Love ?

— Qu’est-ce que miss Love ?

— Love Butler, la fille de cet Anglais un peu maniaque, je crois, qui vient d’acheter Bellevue, à huit lieues d’ici. Il est riche, je le sais. Il n’a que deux enfans, dont une fille, qui s’appelle Love, et qui m’a paru fort bien. Il est, lui, à ce qu’on m’assure, un fort honnête homme et un homme excellent. Je vous ai engagé à leur aller rendre visite, car ils sont venus me voir pendant votre séjour à Paris ; vous avez fait la sourde oreille. Depuis six mois que vous êtes de retour, il serait temps…

— Vous croyez, chère mère ? Moi, je crois qu’il n’est plus temps.

— Enfin c’est comme vous voudrez, mais il n’en coûte rien d’y songer. Vous y songerez.

J’y songeai en effet, non pas avec ardeur, mais comme on songe à une planche de salut. Si en effet miss Love était belle et douce ? Pourquoi non ? Il fallait avant tout la voir. Je partis pour Bellevue dès le lendemain.

Bellevue était, dans mon souvenir, une vaste maison de campagne à peu près abandonnée, dans un site riant et magnifique, entre une gorge profonde où un torrent précipite ses eaux abondantes et limpides et les plaines ondulées de la riche Limagne d’Auvergne. Je retrouvai bien le site, mais je ne reconnus pas la maison. Depuis deux ans que je n’avais pas eu l’occasion de passer par là, on en avait fait un château moderne, vaste, élégant et comfortable. Le parc s’était agrandi de l’adjonction d’un ravin et d’un bois voisins remplis de beaux arbres. Des jardins éblouissans de