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sans cervelle et des filles sans cœur, ou pour retourner m’éteindre lentement dans le même cercueil où ma mère s’était ensevelie vivante. Elle du moins avait vécu ; elle avait aimé. Moi, je n’avais connu de l’amour que le rêve, et ce rêve, je travaillais à l’éteindre dans de faux plaisirs. J’étais las de ce mauvais leurre, et, résolu à m’y soustraire, je ne sentais pourtant plus la soif du vrai. Je n’étais déjà plus matérialiste, mais je n’étais encore initié à aucun idéal. Je me sentais donc dégoûté de tout et de moi-même.

Mes ressources tiraient à leur fin, lorsque je reçus de ma mère une nouvelle somme, sans aucune demande d’explication relative à l’emploi de la première. Je fus effrayé de cette munificence, qui représentait pour elle, je ne le savais que trop, une vingtaine d’années de privations. Un remords subit et poignant s’empara de moi. Mes débauches m’apparurent comme une tache sur ma vie.

Je n’avais en aucune façon rempli les intentions de ma pauvre mère. J’avais beaucoup négligé les vieux amis auxquels j’étais recommandé, et qui devaient s’occuper de mon établissement. Je me sentais fort mal disposé au mariage. Un rêve de bonheur ainsi arrêté et discuté à l’avance éloignait de moi toute confiance et toute spontanéité. J’allai faire mes adieux aux personnes sérieuses de ma connaissance, je ne dis mot aux autres, et je partis pour ma province sans aucune autre résolution arrêtée que celle de forcer ma mère à reprendre ses dons et à me laisser attendre auprès d’elle le résultat de mes propres réflexions.

J’étais trop fier pour n’être pas sincère. J’avouai mes fautes sans chercher à les atténuer. Ma mère écouta gravement ma confession, puis elle me dit : « À votre silence sur la question du mariage, j’avais presque deviné la vérité. Je vous plains, mon fils ; mais je vois que cette expérience vous servira. Votre repentir me l’atteste. Prenez le temps de vous calmer et de vous réconcilier avec le possible. Nous penserons ensemble à votre établissement. »

J’avais mérité d’expier mes fautes par des privations, il n’en fut rien. Ma mère ne voulut jamais reprendre l’argent que je lui rapportais. Il était mien, disait-elle, elle était ma tutrice et me présentait des comptes sur lesquels je ne voulus point jeter les yeux ; mais la moitié de nos biens provenant de mon père, elle exigea que j’en prisse la gouverne. Je voulus au moins employer ses économies à lui donner un peu de bien-être. Cela fut encore impossible ; je dus y renoncer en voyant que je l’affligeais sans la soulager. Ce nouvel état de choses n’allégea point l’ennui qui m’accablait. Je passais trop subitement de la soumission absolue à l’autorité sans bornes. Si ma mère l’avait résolu ainsi pour m’enseigner la prudence et la retenue, son calcul fut bon, car je me sentis plus esclave que jamais