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d’un devoir, mais elle n’attirait aucune démonstration, et je la craignais, bien qu’elle ne m’ait jamais fait l’ombre d’un reproche. Toute sa remontrance, quand j’avais failli, consistait à me prouver que je m’étais nui à moi-même. Ainsi cette excellente mère, dans la crainte de me gâter par trop de tendresse, travaillait, sans y songer, à me rendre égoïste. C’était peut-être aussi un calcul. En raison du caractère ardent qu’elle devinait en moi, elle voulait me préserver d’une trop grande facilité à m’oublier moi-même et à me sacrifier. Et pourtant elle ne prêchait pas d’exemple, car sa vie entière était un sacrifice en vue de moi seul. Son économie, ses privations, son existence sédentaire, son oubli de toute élégance, n’avaient pour but que de me procurer un peu de bien-être, dès que j’en sentirais le besoin. Elle y travaillait, non pas avec l’ardeur que ne comportait pas son organisation, mais avec une ténacité patiente, ne se plaignant jamais de rien, endurant une vitre brisée dans sa chambre et l’absence d’un tapis sous ses pieds sans paraître se souvenir qu’il lui était possible de mieux vivre, et ne laissant que bien peu entrevoir son ambition, qui était de me créer quelques ressources en dehors de nos minces revenus.

Elle parvint à faire ce miracle avec d’autant plus d’intelligence qu’ayant été élevé par elle dans des habitudes matérielles assez rudes, je devais sentir plus vivement le prix d’un peu d’allégement. Je me crus donc immensément riche le jour où elle mit dans mes mains quelques rouleaux d’or en me disant : « Mon fils, vous voilà en âge de vous former au contact d’un monde moins restreint que celui qui nous entoure. Vous êtes majeur et maître de vos actions. Je n’ai jamais voulu gêner votre liberté ; mais la pauvreté était une grosse entrave dont je vous délivre pour quelque temps. Utilisez votre indépendance en vue de l’avenir. Allez à Paris, ou dans les grandes villes de notre province où nous avons conservé des relations. J’ai écrit à tous les amis de notre famille qu’ils eussent à vous faire bon accueil et à vous diriger dans le choix d’une compagne. Partez, et revenez bientôt me faire part du projet qui vous paraîtra le plus sérieux. J’agirai alors par moi-même et je me déplacerai, s’il le faut, pour travailler à votre bonheur. »

Je partis donc dans cette pensée avec une soumission inquiète, et je commençai par voir Paris, vers lequel mon imagination m’avait si souvent emporté.

J’arrivais là aussi provincial que possible. À vingt et un ans, je n’avais pas encore franchi la limite de mon département. J’avais vu très petite, mais très bonne compagnie, tant chez nous que dans les villes et châteaux voisins, où j’allais rendre les visites que recevait ma mère, laquelle ne sortait pas toujours une fois par an du