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est très uni. Il est couvert de bonnes terres végétales et de buissons épais où il était facile de percer des allées et de dessiner des parterres. Seulement un précipice séparait la châtelaine de cette cime enviée, par la raison que l’édifice n’est incrusté dans le rocher qu’en apparence. Les habiles architectes de la renaissance n’ont pas commis la faute de le cimenter à cette roche cristallisée en longs prismes que la gelée, l’orage ou les infiltrations menacent sans cesse. Un espace libre, de vingt pieds de large, est caché entre la roche et les derrières du castel. Tous les ans, on déblaie les ruines du rocher et on répare les reins plus ou moins endommagés de l’édifice, en attendant qu’un grand écroulement l’emporte au fond du gouffre. Ma mère, qui s’était habituée aux périls sans remèdes d’une pareille demeure, fit résolument ouvrir une porte au dernier étage, près des combles, et jeter un pont de bois sur le haut du rocher, qu’un médiocre entaillement mit de niveau avec ce passage.

Le petit manoir est, quant à l’extérieur, un vrai bijou d’architecture, assez large, mais si peu profond que la distribution en est fort incommode. Tout bâti en laves fauves du pays, il ne ressemble pas mal, vu de l’autre côté du ravin, à un ouvrage découpé en liége, surtout à cause de son peu d’épaisseur, qui le rend invraisemblable. À droite et à gauche, le rocher revient le saisir de si près qu’il n’y a, faute d’espace aplani, ni cour, ni jardins, ni dépendances adjacentes. Les caves et les celliers sont installés dans les grottes celtiques dont j’ai parlé. Les écuries, les remises et la ferme sont une série de maisonnettes échelonnées sur les étages naturels du ravin, à quelque distance du manoir. Ces constructions pittoresques se relient à un moulin dont le bruit frais et monotone a bercé toutes les siestes alanguies de ma première enfance, durant les étés courts, mais brûlans, qui s’engouffrent dans l’étroit précipice où nous sommes enfermés.

On arrivait à cette impasse par un chemin taillé dans le roc vif et ombragé de grandes ronces pendantes. On entrait chez nous par un des profils de la façade. Il fallait monter encore une vingtaine de marches en larges dalles déjetées et brisées, et ouvrir une porte vermoulue toute couverte de ferrures savamment découpées. Le guichet et la serrure, chefs-d’œuvre de complication, étaient dignes d’échapper à la rouille centenaire et de briller sur l’étagère d’un musée. Les armes de la famille écussonnaient le tympan de l’entrée. Cette entrée franchie, on se trouvait sur l’étroite plate-forme, taillée comme le chemin dans le rocher, mais bordée d’un mur à hauteur d’appui en blocs bruts. C’était donc une corniche et non une cour. Les portes et fenêtres du rez-de-chaussée, très élégantes, mais très