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un objet désigné par une qualité, et que la série des développemens qu’il a parcourus n’est que la série des progrès par lesquels la raison de l’homme l’a fait passer, en parvenant de plus en plus à dominer l’instrument qu’elle s’était créé à l’instigation de ses besoins. M. Bunsen se plaît visiblement à établir un rapprochement entre cette création de l’esprit humain et la grande création de l’Esprit suprême qui a graduellement fait apparaître sur la terre la matière inorganique, la vie végétale, et en dernier lieu la vie plus parfaite de l’être raisonnable. Les langues monosyllabiques, comme l’ancien chinois, représentent à ses yeux l’état rudimentaire où la pensée était encore emprisonnée dans les molécules inertes, et en quelque sorte minérales, de son vocabulaire. Avec les idiomes agglutinatifs de la souche touranienne, la matière linguistique atteint une organisation incomplète analogue à celle du végétal. Avec les langues à flexion, sémitiques et iraniennes, l’esprit a entièrement triomphé de la matière : la pensée, après avoir été primitivement partie de la syllabe inflexible, où toute une phrase était impliquée à l’état de non-développement, s’est élevée à une structure grammaticale qui fait de la phrase un organisme pleinement épanoui, où chaque mot concourt comme un organe mobile au sens général de l’ensemble.

L’étude de M. Bunsen sur l’histoire et la philosophie du christianisme s’ouvre à la première Pentecôte, et il ne nous laisse pas longtemps indécis quant à la nature de sa foi chrétienne. Autant que M. de Pressensé, quoique autrement, il croit au règne de l’Esprit saint; il nie absolument le sacerdoce dans le sens juif et catholique du mot; il supprime entièrement l’église, si l’on entend par là un corps dirigeant et une société organisée à laquelle il faut appartenir pour être sauvé. Le christianisme est le régime de l’inspiration; l’Évangile est la bonne nouvelle qui a abrogé la médiation du prêtre et l’autorité de toute église pour faire de chaque croyant un roi et un prêtre, pour donner à tous le privilège de communiquer directement avec Dieu et de ne vivre que sous la libre loi de leur conscience individuelle. Tel est pour M. Bunsen le sens de la Pentecôte, de ce miracle des miracles, ainsi qu’il dit, d’où date la rénovation du monde. Ce n’est pas pourtant qu’il fasse allusion au don des langues, comme on le comprend d’ordinaire, car il n’admet pas cette interprétation du texte. Si la Pentecôte est à ses yeux une date si mémorable, c’est parce qu’un autre prodige, qui reste caché pour nous derrière notre explication littérale du texte, s’est alors accompli au fond de l’âme des disciples réunis; c’est parce que tous en même temps se sentirent saisis d’une inspiration involontaire et souveraine qui les contraignit à baisser la tête et à renier leur sagesse humaine, à prier sans souci des mots articulés par leurs