n’ont pas été élevés à la dignité poétique par des maîtres habiles? est-ce que le travail secret des âmes n’a pas éveillé des accens inconnus jusque-là? Le sentiment de Dieu et de la nature n’a-t-il pas inspiré des pages sans modèle? M. Mistral, qui sacrifie la langue d’Alfred de Musset, de Lamartine, de Victor Hugo, de George Sand, de Brizeux, au rustique idiome des Provençaux, fera bien de méditer la lettre de Voltaire à M. Deodati de’ Tovazzi.
Nous avions commencé cette étude avec une sympathie sincère pour la poésie restaurée de la Provence, et nous voici amené à faire les objections les plus graves à l’un des chefs de cette poésie. C’est qu’il y a eu, dans le développement de la nouvelle école, une déviation manifeste. A l’heure où ce mouvement s’organisait, frappé du sentiment moral, des intentions modestes et d’autant plus fécondes de cette littérature populaire, nous encouragions cordialement M. Roumanille et ses amis. On avait bien voulu nous demander quelques pages où le caractère et le but de cette renaissance fussent clairement indiqués; dans l’introduction du recueil des Provençales, les éloges que nous donnions aux chantres de la vallée du Rhône étaient en même temps des avertissemens et des conseils. « Entreprise et conduite de cette façon, la renaissance de la poésie provençale, disions-nous, paraîtra digne d’un intérêt sérieux... Il est certains résultats acquis contre lesquels on réclamerait en vain : ni la civilisation moderne ni la langue française ne sont menacées par ce retour à des traditions particulières. Le culte de la famille ne nuit pas à l’amour de la cité; la petite patrie ne fait pas oublier la grande. » Or aujourd’hui la petite patrie fait un peu oublier la grande, et, pour glorifier le dialecte de quelques cantons, on traite avec dédain la langue de ce noble pays, illustré par tant de chefs-d’œuvre. Si je voulais mener jusqu’au bout la discussion à laquelle nous convie M. Mistral, je serais bien forcé de lui dire que le langage dont il se sert, très riche pour l’expression des choses simples, très approprié aux peintures populaires et rustiques, devient pauvre, stérile, plein de gaucherie et de sécheresse dès que la pensée s’élève; que, si les notes d’en bas sont graves et sonores, si celles du médium sont mélodieuses, les notes d’en haut, celles qui rendent les sublimes élans de l’esprit, qui enlèvent les âmes et percent les cieux, sont nulles ou peu s’en faut; que son récit des saintes Maries par exemple, et surtout le discours de saint Trophime, attestent en maints endroits cette insuffisance de la langue; que le poète enfin, pour se tirer d’embarras, a été obligé d’emprunter au français des tours, des mouvemens de phrase, et jusqu’à des expressions inconnues à ses lecteurs de Provence. Laissons là ces détails, auxquels M. Mistral lui-même m’a contraint de descendre; la grande