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cherché à être lu un jour par les habitans des Alpines; il a songé à l’étonnement que nous causerait la nouveauté hardie de ses images. Je ne puis en douter lorsque je compare le texte provençal et la traduction française, que le poète lui-même a pris grand soin de publier en regard; je citerais maints endroits où le texte primitif a dû être modifié après coup, afin que la traduction fît meilleure figure. Cette traduction, si étrange qu’elle paraisse à première vue, a été composée avec beaucoup d’art, pour frapper un public de lettrés; l’étrangeté même n’y nuit pas, et c’est ainsi qu’en lisant une version littérale de quelque poème allemand ou anglais, nous sommes tentés de croire que les brusqueries de la forme, les tours forcés et bizarres, attestent la vigueur du texte original. Bref, étrange ou non, la traduction a vivement saisi les critiques; le texte provençal n’est pas toujours compris, je ne dis pas des gens du peuple, je dis des hommes même les plus habiles à manier ce langage. Voilà pourquoi le succès de Miréio, au lieu d’être signalé à Paris par la Provence, a été, non pas imposé assurément, mais recommandé à la Provence par les suffrages de Paris. N’était-ce pas le résultat contraire qu’aurait dû ambitionner le jeune poète?

Voyez en effet quelle situation fausse! Il écrit en provençal pour des lecteurs qui n’entendent point le provençal ; quant au peuple des champs et des montagnes, en supposant même qu’il ne fût pas souvent arrêté par tel mot tiré d’un vieux livre, par telle locution empruntée à un autre dialecte, il n’apprécierait qu’à demi des beautés de composition et de style destinées surtout à un public savant. La logique exigerait que M. Mistral, sans cesser d’étudier cette nature du midi, qu’il sent d’une façon si neuve, confiât ses impressions à la langue de Victor Hugo et de Lamartine. Ainsi a fait Brizeux : il a donné à ses paysans des chansons en langue celtique, et quand il a voulu consacrer un poème aux mœurs populaires de la Bretagne, quand il s’est adressé aux Français, c’est en français qu’il a écrit son poème. Pour justifier la contradiction que je signale (et l’on-voit bien qu’il l’a sentie lui-même), M. Mistral imagine une singulière excuse : s’il n’écrit pas en français un poème destiné cependant aux classes élevées de la France, c’est que la langue française est pauvre, plate, stérile, gourmée, empesée... Voici, en un mot, tout un réquisitoire dont il faut citer au moins quelques lignes : « Ceux qui n’ont pas vécu dans le midi, et surtout au milieu de nos populations rurales, ne peuvent se faire une idée de l’incompatibilité, de l’insuffisance, de la pauvreté de la langue du nord vis-à-vis des mœurs, des besoins et de l’organisation des méridionaux. La langue française, transplantée en Provence, fait l’effet de la défroque d’un dandy parisien adaptée aux robustes