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elle embrasse le village ; tout un peuple est en danse, et l’harmonieux trépignement, comme une basse continue, soutient le crescendo des chansons. M. Roumanille avait donné le coup d’archet ; toutes les mains se touchèrent bientôt, et la farandole commença. Cette farandole, c’est le recueil charmant publié en 1852 sous ce simple titre : li Prouvençalo. D’intéressans épisodes ont consacré le souvenir de cette fête. Dispersés sur divers points de la France, des hommes graves, enfans des contrées où mûrissent les olives, ne purent entendre sans tressaillir ces appels du pays natal. Un des doyens de l’art médical dans le midi, M. d’Astros, frère de l’ancien archevêque de Toulouse, un membre de l’Institut, M. Moquin-Tandon, s’empressèrent de se mêler à la ronde ; n’est-ce pas un des caractères de la farandole que tous, sans distinction d’âge ni de rang, s’unissent à la danse populaire ? J’y ai vu un jour, en 1847, un noble et spirituel vieillard qui venait de présider comme doyen d’âge la chambre des députés. C’est ainsi que le patriarche des médecins méridionaux et le savant botaniste de l’Académie des Sciences se mirent à chanter leur partie dans la farandole de M. Roumanille.

Ce recueil des Provençales fut une révélation ; on y vit tout ce que cette généreuse terre du midi contient encore de vie et de fécondité. Qu’importe que toutes les voix ne fussent pas également harmonieuses dans la ronde villageoise ? Au milieu de ce chœur fraternel, de vrais talens s’étaient produits. On remarqua d’abord M. Crousillat, M. Camille Reybaud, esprits élevés, disciples de la poésie grecque et latine, qui, par le soin de la forme, par le culte de l’élégance sévère, rendirent plus d’un service à la restauration du vieil idiome. La familiarité vulgaire, la fluidité banale, étaient les écueils à éviter dans ce dialecte amolli. Pour bien écrire, en quelque langue que ce soit, il faut deux choses, dit excellemment Joubert : une facilité naturelle et une difficulté acquise ; MM. Crousillat et Camille Reybaud enseignèrent à leurs compagnons cette difficulté salutaire. La foule des chanteurs accourus au premier appel, en même temps qu’elle réjouissait le cœur des chefs, pouvait inquiéter les artistes. Déjà, au temps même d’Arnaud Daniel et de Giraud de Borneil, les guides vénérés de Dante et de Pétrarque, un des vieux maîtres de la poésie romane, Giraud de Calanson, se plaignait du nombre sans cesse croissant des troubadours, de leur fertilité stérile, de leur indifférence pour les lois de l’art. « Ils osent chanter ! ils osent trouver ! s’écriait-il ; non, ce sont des écloppés, des boiteux, et c’est par eux que se perd belle raison si dure[1]. »

  1. Per che bel raison si car
    Se pert, che li clop e li ranc
    Canton e son trobador.