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exécutés au pied de la lettre, que la solde commencerait à quatre heures du soir, et que si à cinq heures ils n’avaient pas vidé les lieux, je prendrais telle mesure que je jugerais convenable pour en assurer l’exécution. » Les choses allaient visiblement mal tourner; mais j’avais à côté de moi les braves lanciers turcs de la garde, commandés par le colonel Kosielski : je me rendis immédiatement à sa tente. Au bout de quelques minutes d’entretien, il fut convenu qu’au moment de la solde, le colonel me prêterait deux escadrons de lanciers; il m’offrit même tout son régiment et six pièces de canon. Pendant que les bachi-bozouks compteraient leur argent, il serait facile de les entourer et de prendre toutes les mesures nécessaires pour les engager amicalement au départ. J’acceptai les deux escadrons, et j’attendis quatre heures.

A quatre heures précises, les pièces de 5 francs roulaient au milieu des bachi-bozouks. Je les laissai admirer tout à leur aise notre belle monnaie, et m’en fus vite chercher mes deux escadrons, qui déjà étaient à cheval. Nous nous mîmes en marche, sous le prétexte spécieux de nous diriger sur la porte de Varna; puis, nous jetant brusquement à gauche au grand trot, nous entourâmes les bachi-bozouks. Chaque lancier était dispersé en tirailleur, la lance au poing. Les bachi-bozouks., confians, croyaient qu’on exécutait une manœuvre habituelle, qui ne les concernait nullement. Nous attendîmes la fin de la recette. Comme j’avais une heure devant moi, je rentrai dans ma tente. A peine y étais-je, que se présenta à moi le bachi-bozouk qui avait sauvé la vie au capitaine Du Preuil dans notre premier engagement avec les cosaques. On venait de lui remettre sa solde, et il n’avait touché que la paie de simple cavalier, tandis qu’il réclamait celle de bim-bachi ou capitaine, grade auquel l’avait nommé, disait-il, le général Yusuf. — C’était vrai, je l’avais entendu. Il avait porté sa réclamation à Varna, et le général me le renvoyait. Je lui dis que je n’avais encore aucun ordre à cet égard. Il voulut s’emporter, je le fis jeter hors de la tente. Je ne le revis plus; mais j’ai su depuis qu’il s’était payé lui-même en emmenant en Asie le cheval qu’un capitaine avait confié à sa garde. Ils sont ainsi, les bachi-bozouks, vous sauvant un jour la vie et vous volant le lendemain.

L’opération de la solde étant terminée, je rejoignis les lanciers turcs. Ma montre marquait cinq heures moins un quart. Tous les bachi-bozouks étaient assis à terre les jambes croisées et fumaient paisiblement leurs pipes, attendant le moment de faire le café. C’était mal choisir son temps, et je vis qu’il fallait agir. Les yeux sur ma montre, je donnais l’ordre à l’officier qui commandait les lanciers turcs de commencer à jouer de la lance à cinq heures précises. A