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voué docteur Pèlerin, ainsi que notre chirurgien, je pénétrai dans la ville. Traversant les rues de Mangalia, étroites et tortueuses comme celles de toutes les villes turques, j’arrivai sur la place de la mosquée, où deux officiers de notre brave marine et un chirurgien vinrent s’offrir à partager nos travaux. Je les remerciai vivement, et nous commençâmes l’opération. C’est vers la mosquée qu’accompagné du chirurgien Perrin, je me dirigeai d’abord. Un affreux spectacle nous y attendait. Cette mosquée était littéralement encombrée de morts et de mourans, qui, les uns sur les autres, s’étaient jetés dans cet asile vénéré de leur croyance religieuse, espérant y trouver un refuge contre l’implacable fléau. Couchés les uns sur les autres, ils étaient là depuis quarante-huit heures, au milieu d’une atmosphère infecte. Dès qu’ils nous aperçurent, ceux que la vie n’avait pas encore abandonnés cherchèrent à se soulever en étendant les bras. « Varna ! Varna ! » s’écriaient-ils. Varna, où le choléra les avait épargnés, était pour eux le paradis, le salut.

Nous restâmes un quart d’heure, cherchant à les consoler de notre mieux, leur promettant tout ce qu’ils demandaient. Le chirurgien Perrin, d’un courage et d’un dévouement au-dessus de tout éloge, s’appliquait à dégager les mourans de dessous les morts. Héroïque et terrible travail ! car l’entassement était considérable. Le docteur se sentait à son poste dans ce lieu funèbre ; il n’en voulait plus sortir. Je le laissai pour chercher mes hommes, que je craignais toujours de voir se débander. Sur mes trois sous-officiers, j’en trouvai un mourant et l’autre mort. Ce dernier était un vaillant soldat du 1er régiment de hussards, et je l’aimais beaucoup. C’était un des neuf braves qui avaient suivi le capitaine Du Preuil chargeant les cosaques dans l’affaire de la première journée. Comme il y était, je tenais de lui tous les détails du combat. En me les racontant le soir au bivouac, il me disait avec un accent de joie guerrière dont je me souviens encore : — Enfin j’ai donc pu rendre aux Russes le coup de sabre qu’ils ont allongé sur la figure de mon père en 1812 !… Il a été longtemps leur prisonnier. Pauvre père, il me l’avait fait promettre en partant ! Eh bien ! un des leurs en tient à travers le nez ! Nous sommes quittes. — Je retins mes larmes à la vue du corps déjà glacé de ce brave soldat ; il était temps de se mettre à l’œuvre. J’envoyai une partie de mes hommes creuser de grandes fosses au bord de la mer, et, avec le reste, pénétrant dans les maisons, dans les jardins, partout où nous apercevions des morts, nous procédâmes à un enlèvement général de tous les cadavres[1]. Parmi les difficultés de ce rude labeur, je dois noter celle

  1. On a dit que l’opération n’avait pas eu un résultat complet. Ce que je puis affirmer, c’est que j’ai présidé à l’enterrement de douze à quinze cents victimes. Celles que l’on a retrouvées plus tard avaient été frappées derrière nous.