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la bouche. Ces hommes redoutés et bien dignes de leur triste réputation étaient, je dois le dire, pleins de respect pour le général Yusuf, qu’ils saluaient de leurs acclamations et appelaient pacha. Le général obéissait lui-même dans ses rapports avec eux à un système arrêté, fort différent de celui de l’un des capitaines de Charles VIII qui, pour dresser l’infanterie à combattre par rangs et par bataillons, faisait pendre jusqu’à vingt soldats par jour. « C’est une grosse erreur, nous disait-il, de croire que les châtimens, les coups et les rigueurs puissent mieux convenir que la douceur pour dompter ces hommes. » Le système paraissait bon, car l’attachement que le général Yusuf avait su inspirer allait jusqu’à l’adoration.

Tout marchait ainsi à une organisation que l’on avait déclarée impossible, quand le général voulut un jour passer les nouveaux régimens en revue. L’ensemble qu’il obtint, ceux qui ont vu une des plus belles pages de Decamps, la Bataille des Cimbres, pourront se l’imaginer. Au milieu de tout ce désordre, il y avait pourtant quelques bons symptômes. Nos bachi-bozouks savaient exécuter quelques mouvemens imités de nos manœuvres; ils marchaient parfois en ordre, alignés, dans un silence que notre propre cavalerie n’observe point toujours. Les infractions malheureusement avaient leur tour : ce n’était pas seulement aux revues qu’on trouvait nos irréguliers en faute, et si je rappelle quelques autres méfaits commis par eux aux abords des fontaines, où ils distribuaient trop libéralement des coups de baïonnette et de pistolet aux soldats de l’armée britannique, c’est pour noter des souvenirs personnels qui se rattachent à ces aventures trop fréquentes. Le général Yusuf me chargeait en effet volontiers d’aller arranger ces sortes d’affaires, et ma connaissance de la langue anglaise me valut ainsi plus d’une fois l’occasion de visiter le camp de nos alliés.

Parmi ces visites au camp anglais, je ne puis oublier celles qui me valurent l’honneur d’être admis auprès de lord Raglan, la première surtout. Le noble lord, dont les traits se faisaient remarquer par une vive expression de noblesse et de douceur, me reçut avec la politesse exquise d’un homme de haute race. J’avais à me plaindre des Écossais, qui avaient couru sus aux bachi-bozouks dans une querelle près des fontaines, et les avaient maltraités au point de mettre la vie de quelques-uns en danger. Le noble lord, après m’avoir écouté, me dit qu’il allait me remettre une lettre pour l’officier-général qui commandait leur camp, et il se mit en devoir de tailler avec une coquetterie charmante une plume entre ses jambes[1]. Je pris congé de sa seigneurie en la remerciant de

  1. Lord Raglan avait perdu un bras à Waterloo.