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côté si remarquable de la vie toscane, Mme Crawford a pu émettre sur les Toscans des opinions que les événemens devaient bientôt démentir, en prouvant que cette noble population saurait agir quand un heureux concours de circonstances l’aurait débarrassée de ce cauchemar de l’impuissance italienne. Dans toute l’Italie la force est latente, et pour soulever ce grand corps il suffit d’un levier. Est-ce donc une preuve de frivolité que ces haines vigoureuses et durables qui vont sur quelques points, — ce n’est pas dans la douce Toscane, — jusqu’à l’emploi du couteau? L’on eût bien étonné Molière en lui disant que des hommes capables de passions violentes qui durent déjà depuis près d’un demi-siècle sont des êtres plus frivoles que le reste des humains. Qu’eût-il dit, ce grand observateur, de ces jeunes freluquets qui, au premier bruit d’une guerre probable, abandonnaient leurs palais, renonçaient à une vie de luxe et de jouissances faciles, pour revêtir des habits grossiers et faire au camp ou à la caserne, en attendant l’heure de la bataille, les plus rebutantes corvées du soldat? Qu’eût-il dit surtout en voyant qu’ils sacrifiaient tout, jusqu’à leur vie, pour affranchir des frères d’une servitude qui ne pesait qu’indirectement sur eux-mêmes? Non, la frivolité n’est pas un mal plus sérieux en Italie qu’ailleurs, et, en supposant que des circonstances extérieures l’y aient rendue plus sensible, les Italiens ont, pour s’en guérir, des moyens qui nous manquent, ou que nous n’avons pas au même degré qu’eux. Tout est à faire dans leur organisation politique et sociale. Quel magnifique champ ouvert à leur activité!

Il ne faut, par malheur, demander rien de complet à Mme Crawford; on ne peut que recueillir çà et là des observations judicieuses et intéressantes. L’auteur donne ainsi sur l’église romaine quelques détails qu’il est bon de noter. La religion est à ses yeux une des causes qui empêchent les Italiens d’acquérir les vertus civiques, et le nombre considérable de tricornes et de béguins qu’elle rencontre dans les rues lui donne visiblement de l’humeur. Elle va même jusqu’à s’étonner qu’il y ait des niches à tous les carrefours, et des madones ou des saints dans toutes ces niches. C’est mal connaître les Italiens. Le culte en plein vent n’est pas une des moindres curiosités de l’Italie. Quelle n’eût pas été la surprise de Mme Crawford, si elle avait vu au fond d’un cul-de-sac, dans la rue Porta-Rossa par exemple, une madone entourée de plusieurs centaines de cierges allumés et de braves gens agenouillés, qui chantaient à tue-tête des litanies en son honneur!

La religion règne donc en Italie, mais surtout par les formes et pour la politique : elle y est devenue en quelque sorte une institution d’état. Il existe à Florence une admirable association qui a pour but d’exercer en grand ce qu’on appelle ailleurs, et dans un sens plus restreint, l’assistance publique. Pour faire tout le bien que se proposaient ses fondateurs, il a fallu que cette association prît les dehors d’un ordre religieux, qu’elle se composât de pénitens et qu’elle s’appelât la confrérie de la Miséricorde. Les braves gens et les hommes distingués qui en font partie en sont quittes, je le sais bien, pour s’affubler d’une robe blanche et d’un capuchon de même couleur qui retombe sur la figure, ne laissant que deux trous à la place des yeux,