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sur lesquels cette population de l’île-sœur (sister-island) s’est agglomérée. Des cours et des ruelles qui se ramifient de distance en distance forment un véritable labyrinthe d’allées borgnes. Les maisons se rapprochent tellement des maisons auxquelles elles font face, que d’un côté à l’autre de la rue les voisins peuvent se parler de leurs fenêtres. Les habitans de ces colonies irlandaises ont l’habitude de se rassembler avec leurs corbeilles et de deviser entre eux au tomber du jour. À chaque entrée des cours obscures et tristes se tient un groupe de femmes et de jeunes filles nonchalamment appuyées aux murs. Contrairement à l’usage des Anglaises, elles ont en général la tête nue, et leurs cheveux d’un blond de lin pendent en désordre sur leurs épaules. Presque toutes ont un gros châle croisé devant la poitrine, et sous lequel se cachent leurs mains. Les Irlandaises qui vendent dans les rues sont en général plus chastes que les Anglaises nomades, et ne forment guère d’union que la cérémonie du mariage n’ait consacrée. Un trait malheureusement caractéristique de leur race, c’est l’absence de dignité. La plupart d’entre elles descendent volontiers du rôle de marchandes à celui de mendiantes. Elles implorent alors la charité avec une éloquence qui n’appartient qu’aux filles de la malheureuse Erin. Les costermongers irlandais, hommes et femmes, vivent entre eux ; ils ne se mêlent point aux costers anglais, qui les méprisent et les considèrent comme des intrus, intruders. Grâce à cette manière de vivre séparés, ils conservent au sein de la ville de Londres leurs habitudes nationales, leur langage, leurs mœurs. Cet isolement n’a fait que raffermir les liens de fraternité entre les membres d’une famille qui se regarde comme étrangère sur les bords de la Tamise, ainsi que les Hébreux sur les fleuves de Babylone. Les Irlandais et les Irlandaises ont rarement recours aux usuriers : un pauvre frish street-seller a-t-il besoin de 5 shillings, il emprunte cette somme à l’un des frères plus heureux qui demeure dans la même cour. Ce prêt n’est chargé d’aucun intérêt. En tout, les costers irlandais s’entr’aident volontiers : c’est la loi du patriotisme. En cas de maladie, on met un objet en loterie (raffle) au bénéfice du membre souffrant de la colonie. L’un d’eux, ruiné par quelque accident, entre-t-il dans un workhouse, ses amis ne le perdent point de vue. Vient-il à mourir, on réclame d’ordinaire sa dépouille mortelle, et l’on célèbre à frais communs la cérémonie des funérailles. Tout cela a fait dire qu’il existait parmi les Irlandais un contrat de famille.

Les costermongers irlandais colportent en général des marchandises de rebut qu’ils cèdent à vil prix. Les poissons, — notamment les harengs, — qui ne conviennent même plus aux petites voitures, sont encore bons pour être débités dans des corbeilles par