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religieux de la beauté, unissant une intelligence exquise de l’art à un sentiment réfléchi de la nature. C’est évidemment une pensée qui n’est point arrivée encore à la précision, à la pleine possession d’elle-même; souvent elle est à peine formulée. Une philosophie, encore une fois, je ne la chercherai pas dans ces fragmens; elle n’y est pas, ou elle n’y est qu’à l’état d’ébauche, de sentiment, de lueur; elle se manifeste par intervalles, par élans, dans une page sur le devenir selon le langage de Hegel, sur le mouvement permanent et mystérieux des choses, dans un hymne final à la résurrection, inspiré du Faust de Goethe, lorsque les chants de l’Alléluia pénètrent dans le laboratoire du docteur. Dans ces pages néanmoins, dans ces descriptions de la nature et de l’art, il y a, ce me semble, un esprit, une imagination, une âme, et pour tout dire ce qui attache dans ces Fragmens, c’est peut-être moins ce que l’auteur a fait que ce qu’il aurait pu faire.

Encore un mot. Depuis quelques années, on parle souvent de la jeunesse avec sévérité, presque avec dédain ; on la représente quelquefois comme livrée tout entière aux distractions vulgaires, à la poursuite des jouissances matérielles, et trop facilement oublieuse de ces cultes plus élevés qui sont le charme, la noblesse et la force de la jeunesse de tous les temps. Il se peut en effet qu’il y ait dans les lettres comme dans la vie une jeunesse hardie, peu scrupuleuse, prête à tout tenter pour le bruit, cédant trop aisément à l’ardeur de jouir et de parvenir, et redoutant trop peu le métier et les labeurs faciles. Une vie comme celle de M. Alfred Tonnelle ne prouve-t-elle pas cependant qu’il peut y avoir aussi quelque part des natures sérieuses, des intelligences choisies, qui se hâtent moins, qui font moins de bruit, et qui, dans le silence, gardent intactes ces chères et précieuses forces morales qui finissent toujours par reprendre leur ascendant en ce monde? M. Alfred Tonnelle est comme un exemplaire de cette autre jeunesse pour qui le culte de l’art et de la beauté n’est pas un mot, et dont l’apparition serait le signe rassurant d’une ère nouvelle. Il est tombé sur le champ de bataille de la pensée et de la vie; mais en même temps peut-être serait-il simplement juste de croire qu’il n’est pas seul, que d’autres, sans se connaître, sous des formes différentes et dans des conditions diverses, ont les mêmes goûts, les mêmes instincts, le même amour des choses délicates ou élevées de l’art et de la pensée. Et ce serait une suffisante espérance à recueillir dans la mort de ce jeune homme inconnu.


CHARLES DE MAZADE.