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et de la philosophie allemande en les interprétant, en les rectifiant, en s’assimilant ce qu’il y avait de juste et de neuf. Il recherchait le génie des peuples dans l’histoire des langues. Il avait eu un jour l’idée de se faire recevoir docteur de l’université, et il devait traiter dans ses thèses de la philosophie du langage en Allemagne et des personnages de la comédie antique qui ont passé dans notre théâtre. En quittant un livre sur la peinture ou une vie de Mozart, Alfred Tonnelle faisait des ouvrages de Guillaume de Humboldt sa forte nourriture. « Ces mémoires ou essais détachés sont très beaux, écrit-il un jour en venant de lire les opuscules philologiques de Humboldt. Ce sont des modèles de composition, d’enchaînement serré, mais toujours clair, net et satisfaisant dans les idées. L’esprit est conduit avec une sûreté et une suite parfaites à travers ces déductions si fines et si justes. La forme, le style a beaucoup de simplicité et d’ampleur. Je trouve que cela rappelle la fermeté et la justesse avec le contexte serré et nourri de nos auteurs du XVIIe siècle, par exemple de la Logique de Port-Royal, mais avec quelque chose de plus abstrait et de moins accessible qui tient au génie allemand et avec une forme bien plus large, bien plus synthétique qui tient à la langue. » Je ne parle pas de l’étude de l’italien, qui n’avait été évidemment qu’une distraction pour un tel esprit. Ces goûts si divers s’allient intimement et ont une marche simultanée chez Alfred Tonnelle; ils se règlent l’un l’autre, ils se fécondent, se fortifient ou se tempèrent, et dans leur ensemble ils forment une nature à la fois vigoureuse et délicate dont le caractère dominant est le goût de l’universalité, l’instinct généralisateur. Chose rare et précieuse dans un temps où de peur de passer pour idéologue on finit quelquefois par ne pas penser, et où tout semble se combiner pour former une multitude d’esprits médiocres qui ont la suprême consolation de se considérer comme des esprits spéciaux !

Ce n’est point un philosophe suivant l’acception rigoureuse du mot qui apparaît dans les Fragmens, bien qu’il y ait des pages toutes philosophiques et que M. Alfred Tonnelle se laisse aller volontiers à la passion de la philosophie. C’est plutôt ce que de nos jours on appelle un penseur, un esprit ouvert et sympathique, alliant la sève de l’enthousiasme à une pénétration réfléchie, comprenant tout et cherchant à tout éclairer d’une lumière supérieure. Un tel esprit, quand il ne cède pas à l’enivrement du paradoxe ou au caprice d’une imagination bizarre, est merveilleusement propre à saisir la poésie et la philosophie des choses; il fait tout revivre, il colore même l’abstraction, même la philologie. C’est ainsi que le jeune auteur des Fragmens hasardait sur l’histoire, sur l’origine et les évolutions des langues, des aperçus qui n’ont point reçu leur dernière forme et