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hésiter le jour où il était placé entre la dignité indépendante des lettres et les avantages paisibles d’une carrière tout ouverte. Rigault est mort à la peine : c’est comme le type le plus récent de l’écrivain arrêté dans son essor.

Je ne pouvais m’empêcher de songer à ces destinées moissonnées dans leur fleur en ouvrant ces pages nouvelles, ces Fragmens sur l’Art et la Philosophie, d’un jeune homme complètement inconnu quant à lui, d’un esprit qui s’est éteint dans l’obscurité, et dont les pensées apparaissent maintenant pour la première fois sous le reflet de la mort. Qui a entendu parler de M. Alfred Tonnelle, ce jeune inconnu dont un professeur de Lyon, M. Heinrich, s’est fait, en fidèle et pieux ami, le divulgateur? Qui a distingué son nom au milieu des bruits littéraires de tous les jours en ces dernières années? Il n’a fait, ce me semble, ni une tragédie, ni un livre d’esthétique, ni un système de philosophie sociale, ni un poème, ni un roman, ni même un feuilleton. Si la fortune eût été moins bonne mère pour lui, c’est-à-dire si elle ne lui eût point épargné le cruel aiguillon du besoin, peut-être, comme bien d’autres, eût-il connu les redoutables tentations; peut-être, sans y songer, eût-il été conduit à prodiguer des facultés heureuses en œuvres éphémères. Bien loin d’être entraîné dans cette voie où tout s’use et s’épuise, il se plaisait pendant ce temps au silence de la vie recueillie ; il continuait à étudier, il formait son intelligence par la méditation et par l’observation; il s’exerçait à tous les arts pour les comprendre et les interpréter; il demandait à des voyages dirigés avec tact, accomplis avec fruit, des lumières nouvelles, et tous les jours il notait ce qu’il avait vu, ce qu’il avait pensé et senti. Ce sont là les fragmens que M. Heinrich a trouvés dans ses papiers le jour où il est mort, et qu’il a rassemblés en les coordonnant. Pages interrompues, ébauches incomplètes, pensées éparses, c’est tout, et c’est justement ce qui donne à ces fragmens le touchant et douloureux attrait de tout ce qui reste inachevé. On y surprend dans son jet premier, dans la vivante spontanéité de la jeunesse, une nature féconde et droite à qui il n’a manqué qu’une maturité complète. M. Alfred Tonnelle était évidemment un talent inconnu plein de promesses, et sommes-nous donc assez riches pour ne point tenir compte de ces promesses, de ces commencemens d’un esprit généreux tout prêt à devenir avec aisance un esprit supérieur?

M. Alfred Tonnelle, je me hâte de le dire, n’avait nullement à se plaindre de la vie, et il ne laisse voir dans ses Fragmens aucune prétention semblable, comme l’eussent fait peut-être ses frères aînés d’une autre génération. Rien qu’en le lisant, on sent que tout a changé dans l’atmosphère morale depuis un quart de siècle. Ce