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Nous rapportions le soir à nos parens tout ce que nous gagnions pendant la journée. La plus malheureuse et celle que j’aimais le mieux était ma plus jeune sœur. À sept ans, elle portait déjà du cresson dans une corbeille ; je n’appelle pas cela un moyen d’existence : c’est une voie plus lente pour mourir de faim. Plus d’une nuit elle n’osa point rentrer à la maison, parce qu’elle n’avait point ramassé les quelques sous qu’on exigeait d’elle pour sa nourriture et son entretien. Dieu sait pourtant que la pauvre petite n’était point délicate et ne coûtait pas cher à nourrir. En jour je la rencontrai ramassant dans une cour à peu près déserte un morceau de pain que les servantes avaient jeté sans doute pour les oiseaux. — Bah ! me dit-elle en souriant, je puis bien le manger, puisque les oiseaux le mangent. Ce n’est point voler, n’est-ce pas ? que de prendre quelques miettes à des créatures qui ont des ailes et qui peuvent aller butiner dans les champs de blé sans crainte des policemen ?

« Étant l’aîné, j’accompagnais le plus souvent mon père dans ses rondes : c’est lui qui m’a instruit. Je n’ai jamais appris à lire ni à écrire ; mon école a été la rue et le marché : il est vrai qu’avec des yeux et des oreilles on y devient savant aux choses de la vie. Ma vie n’était pourtant pas des plus douces : l’été, il fallait être sur pied dès quatre heures du matin. Comme j’avais à peu près treize ans et que je sentais pousser mes ailes, je fus pris du mal de la liberté. C’est un âge critique parmi les enfans de notre classe. Un jour je me querellai avec mon père, et je quittai le nid de choucas où vivait ma famille. Après tout, mon père en fut fâché, car dans nos courses par la ville ma jeune voix perçante se faisait mieux entendre dans le concert des cris de Londres que la voix mâle et usée de celui qui m’avait élevé, — un peu durement, je l’avoue ; mais le pauvre homme était dur pour lui-même. J’empruntai six shillings et une voiture : c’était assez pour faire mon chemin dans le monde. Je n’avais ni or ni argent ; mais j’avais de l’airain[1]. Il n’y a rien de tel que d’avoir du sang marchand dans les veines. Ceux qui ne sont pas nés dans le métier ne font jamais que de tristes costermongers  ; sur le marché, ils ne savent point risquer un prix, ils n’ont point de confiance dans la fortune ni dans eux-mêmes. Vers seize ans, je commençais à m’ennuyer de la vie solitaire, et l’idée me vint de prendre femme. Je me rendis un soir dans une salle de danse où je savais que s’arrangeaient les affaires de cœur. Là je rencontrai beaucoup de jeunes filles qui ramassaient leur pain sur le pavé de Londres en vendant, selon la saison, des oranges, des pommes ou des violettes.

  1. Expression anglaise qui revient à dire : j’avais de l’aplomb, de l’entregent.