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J’eus le temps de la voir, mais je le vis aussi. C’était un homme beau et bien fait, son visage n’avait rien de russe. Il la regardait avec hardiesse et gaieté, et ne l’admirait pas sans un certain orgueil. Il me semblait aussi fort content de lui-même, et pas assez touché, pas assez humble… En effet, quel homme méritait un pareil dévouement ? quelle âme, même la plus belle, aurait eu le droit de donner tant de bonheur à cette femme ?… Il faut l’avouer, j’étais jaloux…

Tous deux cependant arrivaient en face de moi. Mon chien se jeta tout à coup sur la route et se mit à aboyer. L’inconnue tressaillit, se retourna vivement, et, m’ayant aperçu, donna fortement de sa houssine sur le cou du cheval. Le cheval hennit, se cabra, étendit à la fois ses deux pieds de devant et partit au galop. L’homme éperonna aussitôt sa monture, et lorsque je sortis du bois quelques instans après, je les vis tous deux galoper à travers champs dans le lointain doré, et se balancer gracieusement sur leurs selles… Ils galopaient dans une autre direction que celle de Michaïelovskoë. Je les suivis des yeux. Ils disparurent bientôt derrière la colline qui se dessinait nettement sur la sombre ligne de l’horizon. J’attendis,… puis je m’en retournai lentement vers la forêt et m’assis sur la route, les yeux fermés, le front dans mes mains.

J’ai remarqué qu’après une rencontre avec des inconnus, il suffit de fermer ainsi les yeux pour que leurs traits se représentent aussitôt à notre pensée. Chacun peut vérifier l’exactitude de cette observation. Plus on connaît le visage des personnes et plus il est difficile de se le représenter, plus l’impression est vague : on se le rappelle, mais on ne le voit pas. On ne peut jamais faire apparaître ainsi son propre visage. Les plus petits détails des traits sont bien connus, mais on ne peut s’en figurer l’ensemble. Je m’assis donc en me couvrant les yeux ; aussitôt je vis mon inconnue et son compagnon, et leurs chevaux, et tout… Le visage souriant du jeune homme se présentait surtout d’une façon tranchée et détaillée. Je me mis à le contempler ; il s’obscurcit et finit par se perdre dans un lointain rougeâtre, et son image à elle disparut également et ne voulut plus reparaître. Je me levai. — Eh bien ! me dis-je, il me reste à savoir leurs noms. — Essayer de savoir leurs noms, quelle curiosité déplacée et futile ! Mais je jure que ce n’était pas la curiosité qui me consumait ; il me semblait réellement impossible que je ne finisse point par découvrir au moins qui ils étaient après que le sort m’avait si étrangement et si obstinément mis en rapport avec eux. Du reste, je ne sentais plus en moi la première impatience de l’incertitude ; cette incertitude s’était changée en un sentiment vague et triste dont je rougissais un peu : j’étais jaloux.

Je ne me hâtais plus de retourner à l’habitation. Je dois avouer