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raît qu’on t’a ordonné de te taire ;… mais tu ne me tromperas pas.

Je me promis d’éclaircir le mystère, quel qu’il fût. Pendant quelque temps, je ne sus à quoi me résoudre. Je me décidai enfin à demander dans le village à qui appartenait l’habitation, et qui y était réellement arrivé. Je voulais ensuite y retourner de nouveau et n’en pas revenir que je n’eusse approfondi ce mystère. « Mon inconnue finira par sortir de sa maison, me disais-je, et je la verrai au jour, de près, comme une femme vivante, non comme une apparition. » Le village était situé à une verste de distance, et je m’y dirigeai tout de suite d’un pas rapide. Une étrange émotion bouillonnait en moi et me donnait du courage ; la fraîcheur fortifiante du matin me ravivait après les agitations de la nuit.

Dans le village, deux paysans revenant des champs m’apprirent tout ce que je pouvais savoir par eux. L’habitation, de même que le village dans lequel je venais d’entrer, portait le nom de Michaïelovskoë ; ils appartenaient à la veuve d’un major, Anna-Fédorovna Chlikof ; celle-ci avait une sœur non mariée, qui s’appelait Pélagie-Fédorovna Badaef ; elles étaient toutes deux âgées et riches ; elles n’habitaient presque jamais la maison, elles étaient toujours en voyage ; elles n’avaient avec elles que deux servantes et un cuisinier. Anna-Fédorovna Chlikof était revenue la veille de Moscou avec sa sœur seulement. Cette dernière assertion me surprit infiniment. Je ne pouvais supposer que ces paysans eussent reçu l’ordre de se taire sur le compte de mon inconnue. Il m’était complètement impossible d’admettre qu’Anna-Fédorovna Chlikof, veuve de quarante-cinq ans, et cette ravissante femme qui m’était apparue hier, fussent une seule et même personne. D’après la description qu’on m’avait faite, Pélagie Badaef ne brillait point non plus par la beauté, et puis, à la seule pensée que la femme que j’avais aperçue à Sorrente pouvait s’appeler Pélagie et même Badaef, je haussai les épaules et me mis à rire méchamment. « Et pourtant je l’ai vue hier dans cette maison… Je l’ai vue, de mes yeux vue, » pensai-je. Irrité, furieux, mais plus inflexible que jamais dans ma résolution, je voulus aussitôt retourner à l’habitation.

Je regardai ma montre ; il n’était pas encore six heures. Je résolus d’attendre, certain que tout le monde dormait encore, et que je ne ferais qu’exciter inutilement la méfiance en errant autour de la maison à cette heure matinale ; de plus, je voyais des buissons s’étaler devant moi, et derrière ces buissons un bois de trembles… Je dois ici me rendre justice et déclarer que cette fébrile agitation n’avait point éteint en moi la noble passion de la chasse. — Il se peut, pensai-je, que je tombe sur une compagnie qui me fasse passer le temps. — J’entrai dans le taillis. La vérité me force à dire