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yeux, le filon musical d’une mine que l’auteur des Huguenots et du Prophète devait explorer à son heure. Quand on lui proposa à l’essai ce poème en un acte, écrit, à ce qu’on raconte, pour M. Duprato, et dont l’agréable musicien des Trovatelles ne se souciait que très médiocrement ; quand on lui proposa ce poème, M. Meyerbeer y vit tout de suite ce que les poètes avaient oublié d’y mettre : la Bretagne ! Il avait lu les légendes d’Émile Souvestre et les vers de Brizeux, il connaissait les ballades populaires traduites du celte par M. de La Villemarqué, et de cet ensemble d’études littéraires et de traditions se dégageait pour lui une poésie qu’il voulait rendre en musique. Gluck, dans sa préface d’Alceste, appelle le texte d’un opéra un dessin précis et bien ordonné que la musique a pour tâche de colorier. Or, de si haut que tombe cette allégation, je n’hésite pas à la déclarer une des plus erronées qu’on puisse entendre. Non, la musique ne se contente pas de colorier, elle transforme, elle est à la fois et le dessin et la couleur, et, quel que soit le texte dont elle s’étaie, elle l’étreint d’une force nouvelle et grimpante, et le fait bientôt disparaître sous les feuillages et les fleurs de sa luxuriante végétation. Ainsi dans le Pardon de Ploërmel semble avoir procédé la musique de M. Meyerbeer. Quel dessin lui donnait-on là, s’il vous plaît, à colorier ? Voyez-vous M. Delacroix ajustant sa palette pour enluminer quelque banale ébauche ? Non pas certes : si le sujet lui sied, il commencera par gratter la toile, quitte à le reprendre ensuite toute à son aise. Et c’est ainsi qu’a fait M. Meyerbeer : tout entier à l’émotion de l’idée inspiratrice déposée là par hasard, il a remué ce sol ingrat de fond en comble, et le poème musical de la vieille Armorique existe aujourd’hui.

On n’attend point que j’entre ici dans une discussion particulière déjà épuisée ; mais si j’avais à m’occuper des détails, j’appellerais l’attention sur la partie fantastique de l’ouvrage. Fantastique ! j’ai prononcé là un mot fort dangereux pour cette majeure partie du public qui en musique n’a pas les idées bien nettes. Weber, chacun le sait, a excellé dans le genre fantastique ; Weber a composé le Freyschütz, un incomparable chef-d’œuvre, et c’est assez pour que, dans l’âge où nous vivons, tout musicien, quel qu’il soit, qui se mêlera d’oser toucher au monde surnaturel soit immédiatement accusé d’imiter Weber. Ce reproche, que j’ai dernièrement entendu faire à M. Verdi à propos de son Macbeth, combien de fois ne l’a-t-on pas adressé à M. Meyerbeer ! Or rien, en somme, n’est plus injuste qu’une pareille critique, et de ce que tel compositeur d’aventure aura malencontreusement emprunté les procédés de l’auteur du Freyschütz, il n’en faut pas conclure que Weber soit le seul qui ait jamais possédé le secret d’évoquer le diable. Prenez la fa-