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derne, voilà, je suppose, une entreprise au-dessus de l’ordinaire, surtout si, comme la justice le veut, on ajoute que la plupart de ces découvertes instrumentales sont l’œuvre même de ce vigoureux génie.

Il fut un bienheureux temps où les poètes dramatiques, comme les romanciers, donnaient à tous leurs personnages les mêmes mœurs et le même langage sans aucune espèce de distinction d’époque et de lieu! Vous écriviez une tragédie quelconque, la censure trouvait le sujet trop moderne, et vous en étiez quitte pour un changement de décor et de costume. Au lieu de se passer à Madrid, en plein XVIIIe siècle, l’action se passait à Ecbatane ou à Byzance, don Sanche s’appelait Ninus, Arbace ou Clazomène, et, grâce à cet innocent stratagème, les tirades étaient sauvées. Pour renverser et détruire ce beau système, il ne fallut rien moins que les romans de Scott, et les études historiques d’Augustin Thierry, et la critique de M. Villemain; j’allais oublier M. Guizot, qui, non content de prêcher lui-même par d’insignes exemples, traduisait et commentait Shakspeare. On sait quelle fut sur les œuvres de l’esprit l’influence presque immédiate de ce grand mouvement; la littérature s’en ressentit d’abord, puis la peinture, et puis enfin la musique. Ce fut Weber qui le premier fit profiter le drame lyrique de ces conquêtes de l’esprit moderne, car il ne faut pas oublier que la splendide renaissance dont je parle tenait alors en éveil toute l’Europe, et que si la France avait à produire les noms que je viens de citer, l’Angleterre avait Scott, l’Italie Manzoni, et l’Allemagne Schiller, Niebuhr et Goethe. La révolution fut donc partout simultanée en quelque sorte. Weber, homme de la tradition nouvelle, et qui, comme Beethoven, avait déjà plus d’intelligence, sinon plus de génie, que les grands maîtres du passé, Weber, instruit, lettré, ouvert à toutes les impressions de l’atmosphère ambiante, comprit sans peine par où la musique pouvait se rattacher à un tel mouvement. La couleur fut inventée, la musique dramatique, qui jusque-là, un peu à l’exemple des tragédies de Racine, n’avait parlé que le langage des passions abstraites, s’anima d’une vie plus complète. Et en même temps que l’orchestre trouvait une voix nouvelle pour exprimer le sentiment du pittoresque, chaque personnage du drame révélait une individualité propre. Là, selon nous, dans cette combinaison du pittoresque instrumental et du caractère individuel des personnages, est le secret de la profonde originalité de l’auteur du Freyschütz et d’Euryanthe. Seulement, qu’on y prenne garde, même en ce sens, Weber est loin d’avoir tout dit; son naturalisme, si j’ose le dire, est un naturalisme essentiellement local, qui ne s’étend guère au-delà des forêts de sapins de la Suisse saxonne : il