Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 23.djvu/633

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tons sortis je ne sais d’où jetèrent sur ma tête leur cri plaintif ; un coup de feu tiré par mon compagnon retentit à quelques pas, et l’un des oiseaux tomba à mes pieds les ailes ouvertes. Une nuée d’oiseaux de mer effarouchés tourbillonnèrent aussitôt, surgissant des fentes du roc avec des piaillemens aigus ; mais un cri de terreur poussé en même temps, et cette fois par une poitrine humaine, domina le bruit. Le chasseur m’avait rejoint. Inquiets tous deux et cherchant d’où pouvait venir cette clameur désespérée, nous aperçûmes enfin, à une hauteur de quatre-vingts ou cent mètres, un canaque dont la couleur se confondait avec celle de la pierre. Immobile, les bras tendus, le dos scellé au mur, le malheureux, croyant qu’on en voulait à ses jours, nous contemplait effaré. Sa pose étrange à cette hauteur et au milieu de ce tourbillon ailé nous fit songer à Prométhée enchaîné sur le Caucase. — Voilà un habile et intrépide dénicheur d’oiseaux, me dit mon compagnon. — Hé ! pi mai (viens ici). — Le canaque ne bougeait pas. — Pi mai, répéta l’autre, joignant le geste à la parole, et lui montrant l’oiseau mort pour le rassurer. Alors, comme si ses mains eussent été armées de griffes, nous vîmes le canaque se mouvoir, glisser collé contre le rempart vertical et à peine accidenté, tantôt se suspendant à des saillies presque invisibles pour nous, tantôt enfonçant ses doigts et la pointe de ses orteils dans des fissures. C’était à faire frémir et à donner le vertige, si bien que deux ou trois fois je fermai les yeux. Enfin il sauta à terre, et nous respirâmes. — Tabaco, fit-il en nous abordant. — Oui, si tu veux retourner prendre un nid d’oiseau. — Nous désirions uniquement savoir s’il attachait de l’importance au périlleux exercice auquel il venait de se livrer. — Tapu ! nous dit-il. — Tapu ! mais alors que cherchais-tu donc là ? — Le kaha de ma femme, qui est malade. L’âme de notre petit enfant, continua-t-il, est venue lui dire qu’on avait caché le kaha dans son moral. — Où donc est le moral de ton enfant ? — Là-haut. — Et suivant la direction qu’il nous indiquait, nous aperçûmes dans la partie supérieure de l’escarpement quelques trous sombres d’où sortaient de fines baguettes blanches ornées de lanières de tapa[1]. — Et l’as-tu trouvé, le kaha ? — Non ; aussi faudra-t-il bien que ma femme meure ! Et d’ailleurs, ajouta-t-il simplement, puisque le pahaa (cercueil) est prêt, pourquoi le corps le ferait-il attendre ?

En effet, pourquoi le Nukahivien souffrant redouterait-il la mort ? Elle vient à lui sans ses affres terribles, et la sinistre lueur des châtimens infinis qui nous menacent ne rougit point le seuil de

  1. C’est là qu’on dépose mystérieusement la nuit les enfans venus au monde avant terme. J’ignore comment on s’y prend pour accomplir la nuit ces périlleuses escalades, qui ne paraissent pas possibles, même le jour.