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s’enlevait, et que le sang finissait par jaillir sous les chocs multipliés avec une ardeur de plus en plus frénétique.

Pendant les intermèdes de cette scène musicale, qui menaçait de ne jamais finir, nous parcourions la place, que couvrait une foule d’environ quinze cents personnes. La fête présentait alors un aspect à la fois grandiose et pittoresque. Les tamanus, les badamiers et les meïs diapraient de lumière et d’ombre les blanches files de femmes assises sur les plates-formes. Des groupes au rouge camail discutaient, à peine entrevus, dans l’obscurité des hangars. Une certaine animation commençait à s’emparer de l’assistance ; les tavahas ondoyaient, les éventails palpitaient ; des appels gutturaux volaient d’un groupe à l’autre, et parfois aussi des rires d’argent, arrachés aux jeunes filles par les nave nave, comme on appelle les beaux, les aimables, les poètes de la réunion. Les tambours roulaient sous les mains frémissantes, les guerriers arrachaient une menace à leur conque, et faisaient résonner les sinistres grelots de leur ceinture. C’étaient encore des regards émerillonnés dans le tatouage, des barbes aussi blanches que du coton sur des faces aussi bleues que des bajoues de mandrilles, enfin partout une acre senteur mêlée aux affadissantes émanations de l’eka-moa, aux violens arômes des bouquets de vavao et de gardenias.

Un défilé pantagruélique vint mettre un terme aux chants guerriers. Cent canaques au moins, l’épaule chargée de porcs rôtis entiers et enfilés à des bambous, de sacoches en feuilles tressées pleines de keikas, de patates douces, de régimes de bananes, de jattes à popoï en forme de pirogue, entrèrent en scène et déposèrent de distance en distance fruits et rôtis sur des lits de feuilles. Les groupes, qui sans doute se reconnaissaient au tatouage, s’assirent en rond sans le moindre désordre, et le festin commença. À partir de ce moment aussi, de petites débauches intimes s’organisèrent et devinrent permanentes dans quelques points du koïka. Les vieillards se livraient à la seule jouissance permise à leur âge. Quant aux femmes, c’est à peine si elles touchaient aux mets placés devant elles : la satisfaction d’être parées leur suffisait.

Nous allions librement nous mêler aux différens groupes. Las de comumus guerriers, nous demandions au chant des jeunes filles de plus douces émotions. Alors, sur le mode mineur, le seul à peu près que la musique indigène utilise, sur ce mode commun à tous les peuples primitifs, une femme, le visage au ciel et les yeux rêveurs, murmurait un chant plaintif que ses compagnes répétaient à demi-voix en l’accompagnant du bruit de leurs petites mains. Après les chanteuses, c’était le tour des musiciens. Véritables tritons, ils soufflaient à pleins poumons dans leur conque marine, battaient la peau