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la poupe de notre petit navire. Au même instant, mon guide accourut pâle, égaré, trempé jusqu’aux os, et, se précipitant aux pieds de la Madone, il lui adressa cette singulière prière : « Sauve-nous, sauve-nous, mère de Dieu, car, si nous sommes perdus, tu es perdue, toi aussi. » Puis il me supplia d’ordonner à notre capitaine de nous mettre à l’abri dans le port de Galaxidi, dont nous n’étions séparés que par une très courte distance. Je montai rapidement sur le pont, où je retrouvai Leftéris, qui, le jarret tendu, les muscles contractés, les cheveux au vent, enlaçait le gouvernail de ses bras vigoureux. Du reste, il était calme et silencieux ; son visage ne trahissait aucune émotion. Son second se tenait près de lui et consultait la boussole. Quant au reste de l’équipage, qui se composait d’un seul matelot, il était étendu non loin de là et serrait entre ses dents l’extrémité d’une longue pipe depuis longtemps éteinte par les vagues qui balayaient à chaque instant le pont. En face de cet admirable sang-froid, je me gardai bien de manifester la moindre inquiétude et de faire part au capitaine de la pusillanime proposition de mon guide. Je regagnai ma cabine vivement ému de cette audacieuse contenance, et je résolus d’employer mon excursion dans l’Archipel à étudier sur les lieux mêmes l’histoire de quelques-uns des hardis marins dont Leftéris m’avait offert le type énergique, et parmi lesquels l’amiral Miaoulis, digne frère de Photos Tsavellas et de Marc Botzaris[1], occupe sans contredit le premier rang.

Trois petites îles, Hydra, Spezzia, Psara[2], soutinrent à elles seules, de 1821 à 1827, les efforts des nombreuses flottes ottomanes. Chacune d’elles a son héros : Psara, le brûlotier Canaris ; Spezzia, la vaillante Bobolina : Hydra, l’amiral Andréas Miaoulis Vocos. L’essor de la marine grecque et la prospérité dont ces trois îles jouissaient au moment où elles prirent part à l’insurrection nationale datent de la fin du siècle dernier. Pendant la révolution française et les guerres qui suivirent, comme plus tard pendant la disette de 1816, les navires de l’Archipel furent à peu près les seuls qui approvisionnèrent la France des blés de la Mer-Noire, de l’Asie et de la Grèce. Encouragés par le brillant résultat de ces spéculations, les possesseurs de ces navires, la plupart Hydriotes, augmentèrent le nombre et le calibre de leurs bâtimens, à la coupe aussi solide que légère, aux voiles élégamment taillées. Souvent attaqués par les vaisseaux des puissances belligérantes, et surtout par les pirates d’Alger et de Tunis, ces hardis pourvoyeurs furent à leur tour obligés de s’armer, en sorte que leurs courses, aussi pé-

  1. Voyez la Revue du 15 avril et du 15 juin 1859.
  2. Hydra, située en vue des côtes de l’Argolide ; Spezzia, à l’entrée du golfe de Nauplie ; Psara, à quelques milles nord-ouest de Chios.