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question de mariage. M. Lecerf avait toujours cinq ou six partis dans sa manche. Les jeunes gens qu’il proposait au maître de forges pour ses filles n’étaient point de ceux qu’on refuse d’emblée ; l’un d’eux même convenait suffisamment à M. Des Tournels pour Lucile. On sait qu’il avait de bonnes raisons pour être plus réservé à l’endroit de Berthe, au sujet de laquelle il refusait de prendre aucun engagement ; mais la fougue du notaire ne lui faisait trouver d’obstacle à rien, et, devinant la moitié de son succès, il ne doutait pas que son argumentation, appuyée par l’éloquence des chiffres, ne vînt à bout du reste.

M. d’Auberive prit son parti dans la nuit. Tous les raisonnemens par lesquels il avait combattu son amour naissant lui revinrent à l’esprit avec une furie nouvelle. En admettant, ce qui n’était pas démontré, qu’il eût inspiré à Mlle Des Tournels un sentiment d’affection inespéré, n’était-ce pas un de ces mouvemens de jeunesse qui trompent les jeunes filles, et que le travail de quelques jours dissipe ?… Un éclair n’est pas un incendie, et devait-il profiter de ce premier éveil d’un cœur inexpérimenté pour violenter moralement la volonté d’un père et le contraindre à donner son consentement ? Les indiscrétions de M. Lecerf n’indiquaient-elles pas clairement que M. Des Tournels avait d’autres visées, au milieu desquelles M. d’Auberive arriverait comme un intrus ? Les vraies lois de l’honneur lui indiquaient son devoir. En s’y soumettant, il évitait l’humiliation d’une démarche qui serait fatalement mal interprétée. Assister à sa défaite ne lui convenait pas non plus ; il n’avait que trop attendu déjà. Il jeta un dernier coup d’œil sur les objets qui l’entouraient, comme peur dire adieu aux confidens muets de ses combats intérieurs. Au petit jour, sa malle était faite ; il adressa un billet à M. Des Tournels, pour lui annoncer qu’une affaire imprévue le rappelait subitement à Paris, monta dans une voiture de ferme, se fit conduire sur la grand’route, et sauta dans la première diligence qui vint à passer. Cette fois le roman de son mariage lui semblait bien fini. — Il n’y a pas de bon dénoùment à mauvaise pièce ! murmurait-il en cherchant le sommeil dans son coin.

Ce départ surprit M. Des Tournels au dernier point. Il consterna Berthe. On ne connaissait pas d’affaires à M. d’Auberive, et son billet laconique ne donnait aucun éclaircissement sur la nature de celle qui lui faisait quitter Grandval si précipitamment. Il fallait cependant qu’elle fût d’une importance extrême pour l’avoir décidé à partir sans faire ses adieux aux hôtes de la Marelle. Berthe n’était pas d’un caractère à chercher des consolations dans les épanchemens ; elle renferma en elle la douleur qu’elle éprouvait, et put tromper tout le monde, son père excepté. Il suffisait à M. Des Tour-