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de l’année, au point de vue du résultat, leurs études se valaient. Musique, langues, dessin, histoire, géographie, elles savaient un peu de tout et suffisamment pour bien comprendre qu’elles ne savaient rien, ce qui témoignait en faveur de leur intelligence et de leur bonne foi. Cette éducation brillante qui, depuis l’âge de huit ans, leur avait fait parcourir le cercle entier des connaissances qui sont du domaine des femmes, n’empêchait pas que les deux sœurs ne fussent pliées pendant de longues heures à des travaux d’aiguille où leur mère les dirigeait. Les amis de la maison, qui connaissaient la fortune de M. Des Tournels, ne comprenaient pas bien l’importance qu’il attachait à ces occupations manuelles, auxquelles Lucile et Berthe ne devaient pas manquer de renoncer aussitôt qu’elles seraient mariées ; mais le père tenait bon, estimant qu’une fille qui sait ourler prestement une douzaine de mouchoirs peut exécuter une sonate aussi brillamment que celle qui s’oublie devant un miroir ou s’endort un journal de modes à la main. En toutes choses, il semblait conduit par cette pensée, qu’un jour les deux héritières pouvaient être privées de tout. Elles faisaient leurs lits et taillaient leurs robes. Dès leur quinzième année, Mme  Des Tournels, guidée par les mêmes principes, les mit tour à tour à la tête de la maison. Elles comptaient avec les fournisseurs, ordonnaient la dépense, réglaient le menu des repas, et les domestiques avaient ordre de s’adresser à elles seules pour tout ce qui regardait la direction et l’économie du ménage. Chacune d’elles l’administrait pendant trois mois. On remarquait que la dépense était plus considérable pendant l’administration de Berthe. On n’épargnait pas les observations à l’enfant prodigue, qui n’y prenait pas garde ; une fois néanmoins, impatientée, elle demanda à son père si elle avait dépassé le chiffre de leurs revenus. — Non, certes ! répondit le maître de forges.

— Alors pourquoi tant économiser ? répliqua-t-elle.

Quand on connaissait les deux sœurs, on ne comprenait pas qu’elles fussent du même sang, qu’elles eussent reçu la même éducation. L’humeur égale et sereine de Lucile ne se démentait pas une minute en six mois ; telle on la retrouvait en automne après l’avoir vue au printemps, fraîche, souriante et gaie comme une matinée d’avril. Elle était prompte, diligente et complaisante ; sa voix, sa démarche aisée et rapide, son sourire, la bienveillance aimable de son accueil, quelque chose d’expansif, tout donnait l’idée d’une personne heureuse de vivre, et ce qu’on voyait d’elle ne démentait pas cette première impression. Elle était bonne à tous et à toute heure : elle avait cet art singulier de découvrir sans effort le bon côté de toutes choses et de s’accommoder des plus désagréables ; encore n’était-ce pas de l’art chez elle, c’était la nature qui