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préférence que sa femme avait eue pour Jean ? Peut-être l’inquiétait-elle plus que sa sœur, peut-être prévoyait-il pour l’une des luttes et des épreuves qu’il ne redoutait pas pour Lucile. Quand il voyait Berthe dans ses phases, — dans ses lunes, disait-il gaiement, — de silence et de calme, il avait coutume de menacer du doigt en riant quiconque essayait de l’en tirer par des agaceries ou des supplications. — Ne réveillez pas l’eau qui dort ! répétait-il — De cette locution familière, on avait fait un surnom qui était resté à Berthe. Lorsqu’en rentrant le, maître de forges demandait ce que faisait sa fille cadette, il n’était pas rare d’entendre Mme Des Tournels ou Lucile répondre un jour : « l’Eau-qui-dort travaille, » et le lendemain : « l’Eau-qui-dort joue. »

Avec ce caractère variable et farouche, Berthe n’aurait pas inspiré beaucoup d’affection, si par intervalles elle n’eût éprouvé des mouvemens impétueux d’une tendresse chaude qui se répandaient sur tous ceux qui l’entouraient avec une grâce, une abondance, une vivacité qui la rendaient irrésistible : l’inquiète, la mobile, l’impérieuse, la violente Berthe avait disparu ; c’était une aimable fille dont le cœur se fondait, et qui trouvait pour les siens, comme pour les serviteurs de la famille, des paroles et des caresses d’une douceur et d’une onction que rien n’égalait. Elle pouvait changer avec le vent, le souvenir ne s’en effaçait pas, et si plus tard elle rudoyait sa gouvernante ou sa sœur, un domestique ou un ami, on lui pardonnait quand même. Berthe avait auprès d’elle une vieille bonne qui avait été sa nourrice, qui la gâtait à plaisir, et qu’elle tourmentait de son mieux. Quelquefois, à bout de patience, la pauvre créature se mettait à pleurer. — Dieu du ciel ! disait-elle, faut-il que vous soyez méchante pour vous faire détester ainsi ! — Alors Berthe la secouait par les épaules. — Eh ! non ! répondait-elle, il faut au contraire que je sois bien bonne pour que tu ne puisses pas t’enipêcher de m’aimer !

— Ça, c’est vrai, reprenait l’excellente femme en s’essuyant les yeux.

Lorsqu’on interrogeait Berthe sur les motifs de ces révoltes si fréquentes succédant sans transition à des heures de soumission absolue, elle répondait naïvement qu’elle n’en connaissait pas l’origine, que c’était comme un feu qui était en elle, qu’elle en sentait les bouillonnemens intérieurs, et qu’il fallait que l’explosion se fit. Elle n’en pouvait que retarder le moment, et encore à grand’peine.

Les maîtres de toute espèce ne manquèrent pas à Lucile et à Berthe : elles en profitèrent également, à cette différence près que celle-ci faisait en quelques semaines le travail de plusieurs mois ; l’une avait la patience et la continuité, l’autre l’élan et le feu ; à la fin