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que depuis le jour de leur naissance Berthe et Lucile n’avaient jamais passé plus d’une heure loin des yeux de cette excellente femme. Sa vie se résumait dans ses deux enfans. On ne pouvait voir M. et Mme  Des Tournels sans être étonné de la grande différence qui existait physiquement et moralement entre deux personnes si profondément unies par la plus étroite et la plus absolue affection. Le maître de forges, grand, vigoureux, solide, armé de bras robustes et de jambes infatigables, intrépide chasseur autrefois, avait sous un front large et puissant des yeux noirs et fermes dont il était presque impossible de soutenir le regard. Tout dans cette physionomie ouverte et rude indiquait l’excessive énergie du caractère, servie par des organes que la maladie n’avait jamais effleurés, comme si elle eût craint de se briser dans une lutte inutile contre un homme dont les membres semblaient avoir été taillés dans le cœur d’un chêne. Au contraire Mme  Des Tournels, petite, mince, blonde, avec des attaches fines, un corsage grêle, la voix douce, le regard timide, quelque chose de plaintif dans l’apparence, silencieuse et comme recueillie en elle-même, disparaissait tout entière dans l’ombre de son mari. En posant un peu durement sa large main sur cette épaule délicate, on pouvait craindre qu’il n’anéantît d’un seul coup la frêle créature qu’il avait à son côté ; mais pour elle ce taureau avait des soins, une mansuétude, des prévenances, en quelque sorte des caresses de petit chien et des câlineries d’enfant qui touchaient par la constance et la douceur de leurs témoignages. Les plus vieux amis de la maison ne se rappelaient pas qu’il y eût eu par hasard un nuage entre eux. Il faut dire aussi que Mme  Des Tournels, heureuse et reconnaissante, s’appliquait en toutes choses à plaire à son mari. Elle y avait peu de mérite, l’aimant de tout son cœur, disait-elle, et sachant aussi qu’elle était avec ses filles sa seule pensée et son unique préoccupation : peut-être même passait-elle avant Berthe et Lucile dans les affections de M. Des Tournels ; mais c’était une nuance dont seule elle avait conscience, et que, par un sentiment indéfinissable, elle cherchait à ne pas voir. Elle n’aimait pas davantage à faire étalage de l’empire qu’elle avait sur son mari, et mettait autant de soins à le cacher que d’autres à montrer leur petite influence ; cependant, douée d’un sens très droit et d’un sentiment exquis du juste et de l’injuste, il lui était arrivé de s’en servir deux ou trois fois dans des circonstances où sa voix avait été obéie avec la plus entière et la plus aimable promptitude.

À ce moment de sa vie, riche, entourée de l’estime et de l’affection, non-seulement des siens, mais encore de tous ceux qui l’approchaient, et comblée de tous les biens qu’elle pouvait souhaiter, Mme  Des Tournels succombait sous le poids d’un chagrin qui la