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intérieur, en devenant le sien, fut pour lui un asile de soulagement et de paix. Le climat était doux, et ses maux le quittaient dès qu’il revenait à Oates. Il y passa la plus grande partie des quatorze dernières années de sa vie. Avec le bien-être, l’étude, la liberté, le repos, il trouvait là une famille. Masham était un ami excellent ; sa compagne avait pour Locke la tendresse d’une fille et tout l’attrait d’une femme spirituelle et gracieuse. Elle acheva de lui gagner le cœur en élevant son enfant suivant les idées du philosophe.

L’éducation des enfans avait été en effet un des sujets que Locke avait le plus médités, et le fruit de ses réflexions parut en 1693. C’est un traité composé d’abord en forme de lettres adressées à un membre du parlement, son ami, Edouard Clarke de Chipley. Sans cet ouvrage, peut-être Rousseau n’aurait-il pas composé l’Emile. On sait en effet qu’une partie des idées éloquemment enseignées par le second avaient été modestement conseillées par le premier. Seulement Locke, bien que censeur sévère des préjugés qui régnaient de son temps dans l’éducation, est beaucoup plus préoccupé que Rousseau de l’idée d’élever les enfans pour la société telle qu’elle est. Tout en voulant que son élève apprenne un métier comme Emile, il le destine à être un gentleman, c’est-à-dire à vivre dans le monde. Et c’est en effet dans la science du monde surtout qu’il le veut instruire, et s’il attaque aussi vivement les méthodes et quelquefois les objets de l’enseignement dans les écoles, c’est parce qu’on semble s’y proposer de former des érudits de profession et non des hommes propres aux devoirs et aux affaires de la société. Ce qui frappe dans l’ouvrage de Locke, c’est cet esprit de réformation philosophique qui tient si peu de compte des traditions et des usages, et qui, opposant hardiment le raisonnement à l’expérience, tend à tout soumettre à des règles nouvelles que les temps modernes eux-mêmes n’ont pas adoptées. Si quelques-uns de ses conseils ont prévalu dès longtemps dans l’opinion, plusieurs seraient encore tonus pour des témérités.

Le philosophe n’avait pas enseveli dans la retraite sa sollicitude pour les grands intérêts publics. Avant de publier ses lettres sur l’éducation, il avait été frappé de l’état fâcheux de l’Angleterre au point de vue économique par suite de la rareté des métaux précieux et de la dépréciation de la monnaie nationale, et il avait imprimé une brochure sur les conséquences de toute mesure tendant à réduire le taux de l’intérêt ou à élever la valeur de l’argent. La détresse publique n’ayant fait que s’accroître, on proposa le remède usité, l’altération de l’étalon monétaire. Des brochures en ce sens, publiées par Lowndes, avaient produit quelque effet. Des ministres ne paraissaient pas éloignés de recourir à cet