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en marine, il y a aussi le personnel, et s’il existe entre les Anglais et nous une distance pour le matériel, pour le personnel cette distance est bien plus grande. Dans ce sens, les craintes qui se sont manifestées ressemblent à une injustice, presque à un affront. Ces marins du royaume-uni, qui se sont toujours bravement battus, ont-ils tant démérité de leur pays qu’on puisse les croire insuffisans pour sa défense ? Leurs qualités ne sont pas contestées, et quant au nombre, il atteint des proportions dont seuls nous aurions le droit de prendre ombrage. Dans les derniers recensemens de l’amirauté, le chiffre des matelots de commerce officiellement inscrits n’est que de 227,911, mais dans ce total ne figurent ni les marins des côtes, ni ceux qui se livrent à de courtes navigations, et il faut y ajouter en outre les équipages de la flotte. En tenant compte de ces élémens et de ceux qui échappent, on arrive à un chiffre de 322,000 d’après quelques évaluations, de 420,000 d’après quelques autres. Le gouvernement n’a, il est vrai, aucun droit sur ces hommes, qui exercent une profession libre ; ils ne sont pas, comme les nôtres, astreints à un service même temporaire ; ils peuvent naviguer où ils veulent et comme ils veulent, sous d’autres pavillons s’ils y trouvent leur convenance, et c’est le cas pour un grand nombre d’entre eux. L’état n’a d’autres ressources que les engagemens volontaires, et pour les multiplier, il a fallu y attacher une prime en argent. À ce sujet, il s’est élevé en Angleterre des doutes sur le mérite de ce régime ; on l’a comparé à celui de la France, qui dispose à son gré de sa population maritime, l’enrôle ou la congédie, est sûre de la retrouver à heure fixe et pour le nombre qui lui convient. On s’est demandé si ce n’était pas là un exemple à suivre, et si cette rapidité dans le recrutement des équipages, comparée à l’embarras inséparable des contrats individuels, n’était pas d’un côté un trop grand élément de force, de l’autre une cause trop active de faiblesse. Avant de prendre un parti là-dessus, l’Angleterre fera bien d’y réfléchir. C’est sous l’empire de la liberté que sa population maritime a pris des développemens qui étonnent ; il est très douteux qu’il en eût été ainsi sous le régime de la contrainte. Le marin anglais s’appartient ; le marin français ne s’appartient pas, du moins jusqu’à un certain âge. L’industrie du premier est une industrie positive à laquelle on ne peut l’arracher sans son consentement ; l’industrie du second est précaire, assujettie, subordonnée à des convenances extérieures qui la traversent sans relâche, et quelquefois la brisent sans pitié. Si l’Angleterre faisait cette violence à ses mœurs et à ses institutions, si elle adoptait une mesure de ce genre, même mitigée, l’effet le plus immédiat serait d’exciter l’esprit d’émigration, si naturel au marin. Elle appauvrirait ses ressources pour avoir voulu les rendre plus sûres.