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sur le premier point, elle se montra moins intraitable, elle était trop paysanne pour ne pas craindre que je mourusse de faim ; elle m’apporta une assiettée de soupe où la rareté du bouillon était compensée par l’abondance du pain noir. Je ne mourus pas d’indigestion, mais je tombai dans une torpeur qui laissa un peu de tranquillité à Marceline, car la pauvre fille ne savait plus que me répondre quand je lui demandais où était ma sœur. L’inquiétude commençait à me gagner ; j’étais résolu à me lever le lendemain et à chercher ma sœur, lorsqu’aux premières lueurs de l’aube je la vis entrer dans la chambre. Elle n’était pas seule, Hortense l’accompagnait ; toutes deux étaient vêtues de noir. Je crus que le délire me reprenait.

Je n’avais pas le délire. C’était bien Hortense qui souriait doucement et me recommandait d’être sage et de ne pas parler. Il fallut pourtant m’expliquer ce mystère, car l’impatience me tuait. Une semaine environ après mon départ, le comte était allé au marché d’une ville voisine. Il montait un jeune cheval de quatre ans un peu vif, que personne d’ailleurs ne savait vicieux. Au milieu de la nuit, on entendit un grand bruit dans l’écurie d’Asparens : le cheval du comte était revenu seul et se battait avec les autres chevaux. La comtesse fut réveillée, et tous les domestiques parcoururent avec des flambeaux la route que leur maître avait dû suivre. Ce fut peine inutile ; le lendemain matin, dans une direction opposée, à environ trois cents pas de l’auberge de Crève-Cœur, on trouva le cadavre du comte. Il avait derrière la tête une blessure terrible. Comme il y avait près de lui un mètre de pierres taché de sang, on supposa d’abord que, le cheval ayant fait un écart, le comte avait été désarçonné et s’était brisé le crâne. La justice n’accepta pas cependant cette supposition. Les rapports des médecins parurent établir que la blessure avait été faite par un bâton ferré, non par une pierre. Ce qui faisait néanmoins hésiter les gens de justice, c’est qu’on trouva dans la poche du comte une dizaine de louis. Il n’avait pas d’ennemi. Quel pouvait avoir été le mobile de l’assassinat ? On arrêta l’aubergiste de Crève-Cœur. Il avoua que le comte avait passé une partie de la nuit chez lui, mais protesta de son innocence. Aucune charge ne s’élevant contre lui, il fut mis en liberté. Quant à moi, dès le premier moment, j’eus la conviction que le comte avait été assassiné. Je me rappelai les menaces de Pépita. C’était elle, je n’en doutais plus, que j’avais rencontrée sous le pont de la route le jour de l’orage. Son compagnon devait être Lou-Ian, alors sorti de prison. Ce qui me confirma dans cette idée, c’est qu’ils ne reparurent plus dans le pays.

Le comte était mort sans faire de testament, et j’étais avec Zulmé,