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classiques de l’agriculture, et il était entré à pleines voiles dans la voie du progrès. Sur cette matière, sa conversation était intéressante, et il me parut à la fois intelligent et sensé. Nous ne revînmes que fort tard. Je n’avais pas vu la comtesse depuis la veille ; elle nous attendait pour dîner. Le comte fut assez silencieux pendant le repas. Mme  d’Asparens au contraire se montra d’une amabilité parfaite ; elle trouva moyen de me faire parler malgré ma timidité, et je crois même que ce soir-là je ne laissai pas échapper trop de sottises. Après le dîner, le comte me dit : — Mon cher Léandre, j’ai la mauvaise habitude de fumer, ce qui me force à passer mes soirées à la cuisine, parce que Mme  d’Asparens ne peut supporter l’odeur du tabac. Je vous laisse avec elle ; vous êtes musiciens tous deux : cela vous aidera à faire connaissance. — Puis, sans attendre aucune observation, il se hâta de nous quitter, nous laissant assez embarrassés vis-à-vis l’un de l’autre.

Le souvenir de cette soirée dans ses plus menus détails est resté dans mon souvenir. Je vois encore la chambre tapissée d’étoffe bleue, le piano ouvert avec ses touches brillantes éclairées par des bougies, les deux cornets de Sèvres pleins de roses. J’entends ces mélodies, alors si nouvelles pour moi, qu’elle chantait avec une sorte d’indolence ; je me rappelle encore cette conversation qui par ma faute était interrompue par des silences qui nous gênaient tous deux. Enfin elle comprit que je n’étais qu’un pauvre enfant, et prit avec moi un ton maternel. Cela réussit à merveille. Elle m’effrayait encore un peu ; j’étais néanmoins convaincu qu’il n’y avait pas dans le monde entier une femme plus belle et plus aimable que la comtesse. Plein d’ingratitude, je la plaçai dès lors dans mes affections bien au-dessus de Marceline et de ma pauvre Zulmé elle-même.

Le lendemain, le comte vint me chercher dès le matin pour chasser avec lui, et ma journée se passa comme celle de la veille. Comme la veille, le comte nous laissa seuls après le dîner, et ce fut ainsi pendant tout le temps que je demeurai au château. Le comte et la comtesse ne se voyaient qu’à cet instant et échangeaient ensemble peu de paroles. Le comte employait vis-à-vis de sa femme un ton de bonhomie railleuse, et celle-ci ne lui témoignait qu’une politesse assez froide. Pendant toute la journée, elle restait dans sa chambre, occupée à lire, à faire de la musique ou à travailler à un grand meuble de tapisserie. Le comte couchait dans une petite chambre au rez-de-chaussée, fort éloignée de celle de sa femme. La comtesse ne s’occupait nullement de cette partie de l’administration intérieure qui ordinairement est le lot de toutes les femmes, et même des châtelaines. La personne qui dirigeait la domesticité du château était cette grande femme qui m’avait aperçu devant la grille.