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des assistans devint plus significatif ; le comte prit gaiement son parti et de notre rencontre de la veille, et de mon costume, et de mon prénom de Léandre. Puis, me prenant par la main : — J’ai l’honneur de vous présenter un de mes cousins, dit-il, le seul représentant de la famille la plus ancienne du département.

Ces messieurs s’inclinèrent poliment, et la conversation reprit son cours.

Même à une distance de plus de trente ans, je ne puis songer sans une sorte de confusion au dîner qui suivit cette présentation. Lors de mon entrée dans la salle à manger, je fus ébloui par la splendeur de la table. La blancheur du linge damassé, l’éclat des cristaux et de l’argenterie, les valets en livrée, la position sociale des convives au milieu desquels je me trouvais, étaient pour moi des choses toutes nouvelles. On m’avait placé entre deux personnages en uniforme qui se montrèrent pleins de bienveillance et de politesse, qui finirent même par s’occuper de moi plus que je ne l’aurais désiré. Malgré le besoin extrême que j’avais de manger, j’étais troublé par ces grands laquais qui circulaient autour de la table et par la crainte de commettre quelque gaucherie. J’en commis plus d’une, et révélai ainsi à mes voisins à quelle espèce de sauvage ils avaient affaire. L’un d’eux était, je crois, chirurgien-major, et l’autre conseiller de préfecture. Avant la fin du dîner, ils commencèrent à me persifler, sans quitter toutefois le ton de la meilleure compagnie. Ils me raillèrent le plus agréablement du monde sur la coupe de mes habits. J’ouvrais de grands yeux, et mon étonnement redoublait leur hilarité. Je ne sais s’ils avaient fait quelque signe au domestique chargé de verser le vin, mon verre à vin de Champagne était toujours plein. Toutefois mon ivresse de la veille m’avait mis en garde. Je conservai ma raison, et cependant je bus assez pour retrouver beaucoup d’aplomb et de gaieté. Tous mes voisins apprirent bientôt que j’avais un cheval qui s’appelait Alphane et une servante nommée Marceline, dont à leur grand contentement je racontai toutes les prouesses.

Je ne vous ai pas encore parlé de la comtesse. Je lui avais été présenté ; mais à peine avais-je pu constater son identité avec l’apparition du jardin. J’avais les yeux baissés. Il me sembla qu’elle me regardait avec quelque étonnement. Elle me demanda des nouvelles de ma sœur et de mon père, et je doute qu’elle comprît un mot de ce que je lui répondis. Elle s’appelait Hortense, et pendant le dîner j’eus les yeux fixés sur elle. Le préfet et le général se trouvaient placés à ses côtés, et elle me parut soutenir la conversation avec une vivacité pleine d’intérêt pour ses deux voisins. Pendant le cours de la soirée, je me montrai encore plus ridicule que je ne