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éclaboussa une vieille femme. Les langues gasconnes ne perdent jamais l’occasion de s’escrimer. La vieille femme et le meunier échangèrent quelques coups de bec.

— Tu seras toujours assez nette, finit par dire le farinier, pour manger de la morue !

La vieille s’arrêta, rejeta la tête en arrière, et, dardant sur son adversaire des regards qui eussent dû le faire rentrer sous terre s’il eût été moins effronté : — De la morue ! s’écria-t-elle ; tu es un mal appris, un ignorant et un menteur ! Qui es-tu, pour insulter ainsi les Mombalère, une famille presque aussi ancienne que le bon Dieu ? De la morue ! La pauvre demoiselle ne sortira-t-elle pas avec la couronne ? et le baron n’est-il pas assez riche pour lui faire la noce ? Apprends, gourmand, qu’on a tué cette nuit au château plus de veaux, plus de dindons et de moutons que tu n’en mangeras dans toute ta vie. Tu n’es pas invité, meunier, et c’est ce qui te rend si malhonnête ; mais quand tu mourras, ce sera le bourreau qui fera la noce, et on ne mangera pas même de la morue.

Plus j’approchais du château, plus la foule devenait compacte, et quand je pénétrai dans la cour, hommes et chevaux étaient tellement pressés qu’ils avaient peine à se remuer. Devant la porte principale, attelé de deux grands bœufs roux, un char sans ornement, et qui la veille encore avait probablement servi aux besoins de l’agriculture, attendait le corps de la demoiselle de Mombalère. Après quelques instans d’attente, nous vîmes sortir quatre robustes filles de la campagne vêtues de blanc. Elles portaient la bière, qui n’était pas fermée et laissait voir la défunte en grand habit d’apparat. La tête, encadrée de cheveux gris, avait des lignes heurtées qu’elle ne devait peut-être qu’à la souffrance. Une robe de satin blanc ornée de dentelles couvrait le corps amaigri par une longue maladie. Sur la poitrine reposait une couronne de chrysanthèmes blancs, la seule fleur de cette couleur qu’on pût trouver en cette saison. On mit la bière sur le char, et le bouvier pressa silencieusement ses bœufs de l’aiguillon.

Au moment où le corps parut, un silence vraiment religieux régna dans l’assemblée ; de gros cierges furent distribués à toutes les femmes, qui, enveloppées dans leurs capules et semblables à des spectres, entouraient le char. La plupart des assistans avaient mis pied à terre : j’en avais fait autant, et, placé auprès du baron, avec lequel j’avais eu le temps d’échanger une muette poignée de main, je suivis le convoi. À l’entrée du village de Mombalère, nous trouvâmes onze prêtres, suivis d’une foule immense, qui reçurent le corps de la défunte et nous conduisirent à l’église, trop petite pour contenir tous ceux qui voulaient assister à la cérémonie. On