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sur dix, était ce que le faisaient successivement les circonstances, allant chaque fois jusqu’à l’extrême, — faute précisément d’une individualité qui résistât à l’impulsion reçue. L’échelle croulant, Faustin se retrouvait donc d’emblée au niveau du bonhomme Cuachi, — un peu endolori, il est vrai, de sa chute, — mais ne voyant plus rien, ne se remémorant plus rien au-delà de son modeste horizon de locataire qui déménage, — un horizon de bagages à enlever. Les assistans, qui s’attendaient à quelque désespoir suprême ou à quelque beau silence d’orgueil morne, n’en revenaient pas. — « Général, prends ça… Ministre, portez-moi vite ça… Duc, duc, bon Guié ! duc, f… tout ensemble sans arranger !… » Telles étaient les préoccupations du pauvre vieillard, si effrayant dans son lit il y avait à peine une heure. On aurait pu croire qu’il avait complètement perdu le sentiment de la situation, sans cette exclamation : « Ah ! je ne me laisserai pas prendre, moi ! » qu’il répétait avec une insistance machinale, et qui, dans sa position de prisonnier, pouvait également passer pour une distraction de terreur ou pour un dernier et naïf subterfuge de vanité. Parmi les objets apportés à la hâte de tous les points du palais, il y avait une véritable cargaison d’assignats[1] tout neufs que Soulouque distribua par poignées à son entourage. Une bonne partie de ces assignats échut aux soldats de la garde impériale, qui cessèrent momentanément leurs cris de vive Geffrard pour recevoir avec la déférence d’usage les largesses de sa majesté. Soulouque, en revanche, comptait et couvait d’un regard jaloux une soixantaine de boîtes à savon qu’il ne remit à porter qu’à des personnes de confiance, ministres, généraux, aides-de-camp, femmes du palais. Ces boîtes étaient pleines d’or sonnant[2].

Vers sept heures, Soulouque, avec sa famille et ses bagages, se rendit, ainsi que c’était convenu, au consulat général de France. C’était le seul lieu d’asile qu’il eût respecté lors des massacres de 1848, le seul dont il eût, à son tour, le droit d’invoquer l’inviolabilité. L’ex-empereur était accompagné de tous les personnages qui l’avaient assisté dans son déménagement précipité, et l’ex-garde impériale formait l’escorte, sans que rien dans l’attitude des soldats trahît autre chose qu’une obéissance machinale et routinière à la consigne. Soulouque, l’air toujours plus préoccupé qu’irrité ou effrayé, tenait un pistolet de chaque main, se retournant à droite, à gauche, derrière lui, avec une brusquerie qui imprimait à son obèse rotondité une mobilité comique. Ce détail, joint au débraillé persistant de son pantalon, débraillé qui contrastait si fort avec la correction

  1. On a retrouvé encore au palais pour une valeur de 2 millions de gourdes haïtiennes, sans compter ce qui a pu disparaître lors du pillage.
  2. Environ 1,500,000 francs.