Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 23.djvu/384

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Déconcerté par ce signe inattendu d’intelligence, le poste resta machinalement fixe et coi, et dans le temps qu’il mettait à se reconnaître, les insurgés achevèrent de passer, ce qui donna subitement un autre cours à ses scrupules d’obéissance passive : « Maintenant que vous êtes tous entrés, dirent les soldats aux arrivans, « vive la république ! nous tout (nous aussi) ! » Partout ailleurs, lorsque l’adhésion n’était pas instantanée, l’hésitation des soldats de garde se réduisait, à peu de variantes près, à feindre l’inattention à l’apparition du premier peloton républicain, autant pour se donner le temps de réfléchir que pour sauver leur décorum de sentinelles. Dès que le peloton devenait compagnie, ils regardaient avec une anxiété bienveillante, et enfin, quand la compagnie se changeait en bataillon, ils se mettaient avec enthousiasme à la queue, en criant tous les premiers : « Vive la république ! vive Geffrard ! »

Sans s’être donné le mot, la population entière était évidemment aux aguets, car ce cri, parti simultanément de divers points de l’enceinte, produisit sur la double ligne des rues l’effet d’une traînée de poudre sur une décoration pyrotechnique arrangée à l’avance. En un clin d’œil, les balustres des varandes, les embrasures des fenêtres et des portes vomirent à flots la lumière des torches et des flambeaux que des milliers de bras nus, tenant pour la plupart à des corps également nus (c’est la toilette de nuit de ces climats), brandissaient frénétiquement sur des essaims de têtes crépues où ne brillaient que les yeux et les dents. Le nouveau cri national, sortant en rugissemens métalliques de la poitrine d’airain des nègres, jaillissant en notes suraiguës du gosier des négresses, bégayé par la voix grêle des négrillons, couvrait la discordante tempête des trompettes et des tambours, mais était à son tour dominé par ces stridens éclats de rire qui sont chez l’Africain la dernière expression de l’enthousiasme. C’est cette immense clameur que Soulouque avait prise, entre deux sommes, pour le cri d’agonie des prisonniers. Quant à la bourgeoisie noire et jaune, sa joie était plus recueillie, et se manifestait çà et là sur la joue des femmes par de grosses larmes. La classe de couleur surtout, en s’éveillant libre de cet enfer d’angoisses où elle était enfermée depuis onze ans, croyait voir « un nouveau ciel et une nouvelle terre. » Inutile de dire que le premier soin des vainqueurs avait été de délivrer les prisonniers, qui eux aussi revenaient littéralement à la vie. C’est du reste par là qu’avaient commencé tous les pronunciamientos de l’Artibonite et du Nord[1]. Revenons au palais.

  1. Une prison seule, celle de Fort-Labouc, ne restitua pas ses prisonniers par la raison décisive qu’ils étaient tous morts. On y trouva, dit un journal de Port-au-Prince, les ossemens de plus de dix-sept cents victimes. Le chiffre nous paraît fort exagéré ; mais il est certain que Soulouque envoyait là ceux dont il voulait se défaire sans bruit. Les plus heureux, les protégés parmi les hôtes de cet enfer, étaient ceux qu’on mettait à mort à leur arrivée. L’agonie des autres durait en général une quinzaine de jours. L’un des premiers actes du comité révolutionnaire du nord fut de décréter la destruction de ces oubliettes.