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capitale du territoire insurgé ; mais il refit ce trajet en moins de quarante heures, et le 10 janvier 1859 au matin un Te Deum saluait, dans l’église de Port-au-Prince, le plus effroyable accès de colère qui eût jamais remué la bile impériale. Ce Te Deum fut précédé et suivi des ovations d’usage. La populace de Port-au-Prince fêta même cette fois, le retour de l’empereur avec un entrain de gaieté d’autant plus sincère que le guignon de Soulouque et le bon tour joué à celui-ci par Geffrard l’avaient mise réellement en belle humeur. Le génie nègre se trouvait dans son élément de prédilection, la raillerie. Les femmes arrêtaient le cheval, baisaient les mains, embrassaient les bottes de sa majesté, dont l’équilibre était souvent compromis, mais dont elles couvraient les jurons et les rebuffades par ces câlineries : N’ous voir avec plaisir l’empêrêr… Voyez quel joli pitit l’empérêr ! quel content ! quel bel boites ! quel bel pitite tête ronde !… Li battre Geffrard n’en bataille… Bonjour, l’empêrêr… À quoi elles ajoutaient un peu moins haut, à la cantonnade, mais sans cesser de tenir embrassée la botte impériale, des exclamations de signification moins douteuse où le nom de l’empereur était accolé soit au mot zapat (savate, pantoufle), soit à une injure intraduisible, soit enfin à cette interjection créole qui traduit dans la langue des enfans l’héroïque réponse de Waterloo. La sonnerie du Te Deum, qui inspirait tant de jovialité à la populace de Port-au-Prince, résonnait en revanche comme un glas aux oreilles de la bourgeoisie. Quel terrible excitant n’allait pas apporter l’exaspération de la défaite à des défiances dont le premier mouvement avait été de convoquer les massacreurs de 1848 ! Le jour même ou le lendemain de sa rentrée dans la capitale, l’empereur trahissait à cet égard sa pensée en disant au ministre Dufrêne, qui dut s’incliner plus bas que jamais pour dissimuler les teintes trop claires de son visage[1] : « Ministre, avouez que j’ai été une bête en ne faisant pas tuer en 1848 tous les mulâtres,… tous ! »

L’ovation charivarique faite à sa majesté, les assurances confidentielles que plusieurs papas-loi importans donnaient d’eux-mêmes aux familles de couleur[2], ne laissaient plus d’inquiétude, il est

  1. Ce même jour, M. Dufrêne s’était cependant risqué à un acte de courage dont il faut lui tenir compte. Mû par un sentiment d’affection réelle pour le vieil empereur, qui lui causait depuis dix ans de nombreux frissons, mais dont il se savait estimé, il avait osé profiter d’un moment où celui-ci paraissait fort abattu pour parler d’abdication. À ce mot, que Soulouque accueillit par un morne silence, l’impératrice bondit comme une lionne, et, montrant le poing au ministre, s’écria en créole : « C’est vous qui osez proposer ça ! Nous sommes empereurs pur la grâce de Dieu, et il n’y a que Dieu qui puisse nous ôter notre place ! » M. Dufrêne n’échappa à une correction manuelle qu’en disant : « Madame, respectez mes cheveux blancs. »
  2. On nous a même assuré que, pendant l’expédition contre Geffrard, les zinglins, que Soulouque avait laissés à Port-au-Prince pour garder la maison, avaient fait offrir à ce qu’il y restait de bourgeois de s’associer à un mouvement révolutionnaire. Craignant, soit de n’être pas appuyés à temps par l’armée insurrectionnelle, soit d’avoir affaire à des agens provocateurs, les bourgeois avaient éludé cette offre, dont la sincérité fut plus tard constatée.