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quelques momens après au galop aux Gonaïves et se rendait droit chez le général commandant, pendant que le capitaine Legros, dont la compagnie était justement de garde au poste de la place, ordonnait au tambour de battre la générale. Tremblant également d’obéir et de désobéir, le tambour prit un moyen terme essentiellement nègre et battit une marche quelconque. Legros lui arracha la caisse et exécuta lui-même la générale, en même temps qu’il criait de toute la force de ses poumons : « Vive la république !… »

Juste à ce moment-là, Jean Bart, qui avait continué la route en canot avec Geffrard fils, Jean Bart, non moins brave que son homonyme, s’élançait sur le débarcadère en criant, lui aussi : « Vive la république ! » Attaqués par terre et par mer (trois hommes d’un côté et six de l’autre), l’indécision du peuple et de la garnison se changea brusquement en enthousiasme, et le curé de la ville acheva de donner le ton au mouvement en convoquant ses paroissiens à un Te Deum que précéda un sermon de circonstance. Geffrard arriva à l’église, tenant pour ainsi dire en laisse le général commandant de la place, dont la mine piteuse se rasséréna comme par enchantement à l’aspect des nombreux complices qui s’associaient à sa rébellion. Voici comment ce brave homme, nommé Barthélémy, était devenu rebelle. À l’aspect de Geffrard, dont la présence était un commentaire significatif du roulement qui venait de l’éveiller en sursaut (il dormait la sieste), Barthélémy s’était écrié : — Ça ça y est (qu’est-ce que c’est), chai duc ?

— C’est la république, lui dit tranquillement Geffrard, et on n’attend que vous pour la proclamer.

Moé !… phôout ! phôout ! oui… Mais qu’en dira l’empereur ? Bon Guié ! bon Guié[1] ! chai général, c’est trop vite ; c’est pas comme ça qu’on fait ça… Ba-moé (donnez-moi) youn pitit moment pour réfléchir un peu.

— Prêtez-moi d’abord votre épée, car vous voyez que je suis sans armes (Barthélémy décrocha machinalement l’épée)… Et maintenant que j’ai votre épée, reprit Geffrard en la ceignant, vous êtes, bon gré, mal gré, à nous.

— Mais je ne l’ai pas rendue ! je n’ai voulu que vous la prêter.

— C’est justement pour cela que vous êtes bien à nous, car vous ne pourrez pas nier que vous avez prêté des armes à la révolution.

Bon Guié ! bon Guié ! chai président… Alors vive la république ! moé tout (moi aussi) ! dit Barthélémy en gémissant.

Cette scène devait se reproduire, à quelques variantes près, partout

  1. Bon Dieu ! bon Dieu !