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Geffrard vit rôder autour de sa maison des visages suspects, qu’il retrouvait jour et nuit, en quelque lieu qu’il portât ses pas. Parmi ces visages de sinistre augure apparaissait souvent le plus sinistre de tous, celui du Tristan-l’Ermite de Soulouque, le gouverneur Vil-Lubin, espèce de bouledogue humain qu’on voyait partout où il y avait à mordre[1]. Geffrard avait heureusement pris ses précautions, ou plutôt on lui avait mis son salut dans les mains.

Parmi les microscopiques et innombrables comités de conspiration qui, depuis 1843, couvraient le pays, attendant sans impatience, et la plupart sans programme arrêté, une occasion quelconque d’exhiber leur liste de gouvernement provisoire, le hasard a fait qu’il s’en trouvât un composé d’hommes d’initiative, et qu’il eût justement son centre d’action là où s’accumulaient les plus nombreuses chances de succès. Le comité dont il s’agit siégeait aux Gonaïves, chef-lieu de ce département de l’Artibonite où Soulouque, indépendamment des exactions communes à toutes les parties du territoire, faisait ses pêches d’acajou et ses levées en masse de cultivateurs. C’est aussi dans l’Artibonite et dans le département limitrophe, celui du Nord, que Soulouque avait organisé son principal commerce de tafia. Autre coïncidence heureuse, et d’où sort, par parenthèse, plus d’un enseignement : en 1844 et 1848, lorsque la guerre de caste s’éveillait si inopinément dans le sud et l’ouest, foyers traditionnels de l’influence mulâtre et des appels à la fraternité, la population de l’Artibonite et du Nord, anciens domaines de Toussaint et de Christophe, était restée sourde au mot d’ordre d’extermination dont son enfance politique avait été bercée. Aucune arrière-pensée défiante ne venait donc troubler ici, dans leur travail de cohésion, les griefs de toute nature qui avaient rapproché mulâtres et noirs, peuple et bourgeoisie. L’entente des deux castes et des deux classes, qui n’était ailleurs que tacite, était dans l’Artibonite et le Nord explicite et formelle. Le comité des Gonaïves, bien qu’exclusivement composé de bourgeois des deux couleurs, exerçait ainsi une action directe sur les paysans d’alentour.

Le comité n’attendait, pour donner le signal, que la prochaine campagne de l’est, annoncée pour le commencement de 1859, et dont la seule idée faisait cette fois passer dans les masses de visibles frémissemens d’insurrection ; mais la comète étant, dans l’intervalle, venue apporter aux mécontentemens populaires l’encouragement et la sanction d’un présage céleste, il crut devoir saisir l’à-propos, et contrairement à l’usage des conspirateurs du pays, qui conspirent avant tout pour leur propre compte, il dépêcha un de ses

  1. Geffrard fut même averti, dit-on, du danger qui le menaçait par un des ministres.