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guides, et eut bientôt à entraîner le chef du mouvement lui-même, Hérard-Rivière, qui un moment hésitait. Promu par le comité populaire au commandement de l’avant-garde insurrectionnelle avec le grade de colonel, il trompa les généraux de Boyer sur la force réelle de sa petite troupe, qu’il multipliait par la rapidité de ses marches et contre-marches, les trompa encore mieux sur les ressources de l’insurrection en faisant passer des vivres, dont il était lui-même fort dépourvu, à l’armée gouvernementale, qui mourait de faim, et, par ce trait d’humanité et d’esprit, ne contribua pas peu à détacher de Boyer la tourbe des indécis, généralement prédisposés à admettre que le véritable gouvernement est le gouvernement où l’on dîne.

Quand le 1848 haïtien eut abouti, en attendant Soulouque, à l’insurrection communiste des Salomon et d’Acaau, Geffrard fut des plus empressés à éteindre le feu qu’il avait, dans de très bonnes intentions, contribué à allumer, et qui tournait décidément à l’incendie. Il battit Acaau et ses piquets, et en même temps qu’il sauvait la bourgeoisie jaune et noire, il se désigna à la reconnaissance des piquets eux-mêmes en arrachant à la mort ceux d’entre eux qui avaient été faits prisonniers, et que la garde nationale voulait, au premier moment, massacrer, en représailles du programme d’extermination lancé par Acaau. Geffrard, déjà général de brigade, fut nommé général de division par le président Guerrier.

Riché, successeur de Guerrier, et chez qui une déférence tardive et d’autant plus enthousiaste pour les idées et les pratiques de la civilisation n’avait pas tué le vieux nègre de l’école de Christophe, Biche gardait rancune à Geffrard, qui, dans la guerre civile de 1843, l’avait fait prisonnier. Il saisit donc avec empressement et peut-être provoqua l’occasion d’une dénonciation en l’air qu’un vagabond lui apportait contre Geffrard pour déférer celui-ci comme conspirateur à un conseil de guerre, ce qui, en logique nègre, équivalait à une condamnation à mort. Riche avait heureusement pour ministres des hommes d’esprit qui, sans jamais le heurter de front, savaient arrêter les écarts de sa première nature. L’un d’eux, M. Dupuy, ministre de la guerre, à qui revenait la formation de la commission militaire à laquelle devait être livré Geffrard, calcula que cette commission opinerait, selon, l’usage du pays, dans le sens du membre le plus haut gradé. Il s’agissait donc, pour sauver Geffrard, d’endoctriner à l’avance l’homme qui la présiderait. À force de chercher parmi les généraux de division le plus docile, le plus inoffensif, le plus maniable, M. Dupuy fixa son choix sur le commandant même de la garde présidentielle, un gros bonhomme insignifiant et doux que les intimes appelaient, de son sobriquet