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successivement ou simultanément soulevées contre lui se rencontraient à chaque instant, sans se chercher, sur quelque terrain commun. Vers les derniers temps, les défiances réciproques qui comprimaient à l’origine chaque grief dans le groupe et souvent dans le cœur où il avait pris naissance s’étaient si bien apprivoisées l’une l’autre dans ces rapprochemens continuels, que riches et pauvres, paysans et bourgeois, fonctionnaires et administrés, officiers et soldats, mulâtres et zinglins ne se gênaient déjà plus pour jeter leurs colères au vent, assurés d’avance qu’elles ne seraient recueillies au passage que par des oreilles indifférentes ou amies. Le palais où le moindre mot, le moindre soupir suspect, arrivaient jadis à la minute par les mille fils électriques du dévouement, de la superstition, de l’intérêt ou de la peur, le palais ne communiquait plus avec la nation que par le bruit et l’écho des grossières acclamations qui venaient, à jour et heure fixes, battre ses murailles. Les trois ministres s’associaient tous les premiers à ce complot de l’encensoir : l’un, — Salomon, — parce qu’il comptait l’utiliser pour son propre compte dans le sud ; l’autre, — Guerrier-Prophète, — parce qu’il était de l’école expectante, l’école nègre du ça pas zaffair à nous ; le troisième enfin, — Dufrêne, — parce qu’il était à la fois trop humain pour compromettre la tête des autres et trop peureux pour compromettre la sienne, qu’il eût passablement risquée par des révélations où la farouche vanité du maître n’aurait pas manqué de voir un avertissement, c’est-à-dire un blâme indirect. Homme de couleur et par conséquent suspect de naissance, Dufrêne avait là une raison de plus pour ne pas tenter une expérience qui avait déjà coûté cher à des généraux noirs, entre autres au gouverneur des pages de l’impératrice, un certain général Toussaint. Ayant eu la loyauté de hasarder devant l’empereur quelques timides allusions sur le mécontentement soulevé par les préparatifs de la dernière campagne de l’est, Toussaint fut arrêté séance tenante, puis fusillé au retour de l’expédition. L’impératrice, femme de grand sens, quoiqu’un peu adonnée à la boisson[1], et à qui ce défaut même, qui correspond chez elle à une extrême sociabilité, fournissait de nombreuses occasions de surprendre la vérité inter pocula, l’impératrice n’avait pas plus son franc-parler que les officiers de la cour et les ministres. Un jour qu’elle s’était enhardie jusqu’à effleurer le sujet qui avait coûté la vie à son gouverneur des pages : « Phôout : phôout ! madame, dit Faustin Ier, devenu presque blanc de colère, tonnai crasé moé (que le tonnerre m’écrase) !

  1. À ce vice près, auquel elle ne s’abandonnait qu’en petit comité, et qui n’est d’ailleurs qu’à demi compromettant dans un pays où le teint des femmes défie impunément tous les coups de soleil, Adélina, disons-le, avait une excellente tenue.